Recherche : la place des femmes en questions
Labellisé « 80 ans du CNRS », le projet « Être femme dans le monde de la recherche en 2019 – 80 points de vue » questionne la place des femmes en sciences. Un premier documentaire issu de ces travaux est diffusé aujourd’hui. Coordinatrice du projet, Cathy Blanc-Reibel du laboratoire DynamE1 nous explique sa démarche.
- 1Laboratoire Dynamiques européennes (CNRS/Université de Strasbourg)
Être une femme dans le monde de la recherche en 2019 : 80 points de vue
Audiodescription
Pourquoi vous êtes-vous intéressée à cette problématique de la place des femmes dans le monde de la recherche ?
Cathy Blanc-Reibel : Pour l’appel à projets des 80 ans du CNRS, des correspondants communication de la Maison interdisciplinaire des sciences de l’Homme Alsace2 et moi avons souhaité porter un projet fédérateur qui pouvait concerner toutes les unités hébergées et qui pouvait être pertinent pour l’audience que le CNRS pourrait nous apporter. Nous nous sommes demandés ce qui pouvait avoir notablement changé ces 80 dernières années et le sujet de la place des femmes, qui touchait plusieurs de nos thématiques communes, s’est rapidement imposé. C’est une question qui me préoccupe depuis un certain temps car j’ai pu observer le problème sous plusieurs angles : j’ai d’abord travaillé au service financier et comptable de la délégation Alsace du CNRS puis comme gestionnaire dans un laboratoire de biologie puis dans un laboratoire de sociologie, avant de reprendre des études en histoire de l’art, de la licence jusqu’au doctorat. J’ai vu les divers univers, les méthodes de travail différentes.
Nous voulions d’abord réaliser une exposition de portraits. À l’époque en 2018, l’Université de Strasbourg proposait l’exposition « Femmes scientifiques d'Alsace et d'ailleurs, d'hier et d'aujourd'hui, dans laquelle les sciences humaines et sociales étaient absentes (et ceci va d’ailleurs évoluer prochainement !). En mars 2019, j’ai organisé une table ronde autour du portrait de femmes scientifique qui a permis d’identifier les questions que posent une telle démarche : doit-on parler de la vie privée des femmes présentées ? choisit-on de ne parler que des parcours exceptionnels, même si cela ne facilite pas l’identification des femmes à ces modèles ? aborde-t-on toutes les disciplines ? J’ai aussi étudié la manière dont les femmes scientifiques sont présentées dans les portraits, notamment des médailles du CNRS. Il nous a semblé qu’il serait compliqué de présenter des portraits justes sans retomber dans ces biais classiques, surtout que nous disposions de peu de moyens financiers.
Nous avons donc finalement imaginé une sorte de boîte à questions, à partir des interrogations sorties de la table ronde, pour savoir ce que pensent les gens de cette thématique de la place des femmes dans la recherche. Des témoignages qui éclairent les statistiques que l’on peut trouver, d’ailleurs parfois difficilement en raison de la dispersion des informations. Les vidéos représentent aussi un travail d’archive : nous pourrons comparer l’avis et les attentes de la population sur cette thématique dans 10 et 20 ans. J’ai donc sollicité 80 personnes, des chercheurs, ingénieurs et doctorants, volontaires pour répondre à des questions tirées au sort : c’était un sacré défi car les témoins sont seuls avec leur réponse spontanée face à la caméra, ce sont des discours frais, des avis personnels, non retravaillés. Mais chaque montage est validé par l’ensemble des personnes qui y apparaissent.
Avez-vous, personnellement ou à travers ce projet, repérer des problématiques liées à la place des femmes qui seraient spécifiques au monde de la recherche ?
Cathy Blanc-Reibel : Je voudrais parler des conséquences que le fait d’avoir des enfants a sur la carrière d’une femme. Ce n’est pas une problématique spécifique à la recherche ‒ il y a des personnes bienveillantes et des personnes, disons-le franchement, à côté de la plaque sur ce sujet à la fois dans le privé et dans le public ‒ mais elle a des implications sur la carrière encore plus drastiques dans la recherche. Je l’ai vécu aussi personnellement. D’abord, c’est un métier de passionnés qui ne comptent pas leurs heures : il est donc parfois difficile de faire respecter son congé maternité et de faire comprendre que nous ne sommes plus disponibles à tout moment. Mais surtout, les métiers de la recherche peuvent être très exigeants pour une femme enceinte et/ou qui a un enfant en bas-âge : avec des missions lointaines et longues (souvent en SHS : ethnologie, archéologie) et des manipulations dangereuses dans des sciences expérimentales (produits chimiques, manipulations biologiques). La femme est donc pénalisée une fois la naissance passée car elle a pris un congé maternité et doit fortement s’organiser pour tous les déplacements liés à la recherche, mais aussi bien avant car elle ne peut plus faire avancer ses recherches pendant qu’elle est enceinte. Il est important d’effectuer des travaux historiques sur ce sujet : les études à long terme sont essentielles pour suivre l’évolution des mentalités sur ces questions.
Actuellement la loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) se profile. Toutes les réformes et lois ont des impacts, c’est pourquoi étudier leurs conséquences sur la place des femmes dans les métiers de la recherche est indispensable aujourd’hui.
Comment a été reçu votre projet ?
Cathy Blanc-Reibel : Le laboratoire nous a tout de suite soutenus, d’autant que des équipes travaillent sur le genre ou les archives, et que les recherches menées au laboratoire ont une forte dimension sociétale. La MISHA qui nous accueille nous a aussi beaucoup aidés en mobilisant un personnel pour le tournage et le montage. Sans l’investissement de Camille Lemonnier qui travaille au pôle audiovisuel de la Misha, ce projet n’aurait pas été faisable.
Dès le départ un comité de pilotage a accompagné le projet, il est composé notamment d’Isabelle Kraus, vice-présidente déléguée Égalité-Parité de l’Université de Strasbourg, Armelle Leclerc, responsable communication de l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS, Doris Pflumio, responsable RH de la délégation Alsace du CNRS, et Lucile Schneider, du Jardin des sciences, le service de médiation des sciences de l'Université de Strasbourg ainsi que des personnes des unités de recherche rattachées à la Misha3 . J’ai donc pu profiter des expertises de toutes ces personnes acquises à la cause, ce qui était rassurant et encourageant.
Enfin, le label « 80 ans du CNRS » a été très utile pour rassurer les personnes filmées : cela nous a donné du crédit, c’est un gage de confiance sur la qualité du projet.
Vous avez obtenu une vingtaine d’heures de vidéos. Qu’allez-vous en faire ?
Cathy Blanc-Reibel : Nous sommes aujourd’hui en discussion avec le Comité pour l’histoire du CNRS, qui conserve et étudie l’histoire de l’organisme et de la recherche scientifique, pour archiver durablement ces images. Avec celles-ci, nous pouvons créer plusieurs documentaires. Je viens d’en finir un qui donne surtout la parole aux jeunes scientifiques. J’aimerais aussi en réaliser un intitulé « Paroles d’hommes », car un tiers des personnes filmées sont des hommes, ou une version avec des regards croisés sur les disciplines représentées.
Et je tiens à ce que les documentaires, et la petite exposition qui les accompagne, puissent circuler et déclencher des débats, par exemple dans des cycles de formation ou des congrès. C’est un des aspects du projet que j’ai le plus apprécié : parfois les personnes filmées venaient en groupe et, après avoir témoigné séparément, se retrouvaient pour échanger. La place des femmes dans le monde de la recherche est loin d’être simple : il y a plusieurs points de vue, par exemple sur les quotas ou les tâches transversales, et chacun a droit à la parole. Le projet a permis de générer la discussion en dehors des marronniers du 11 février et du 8 mars !