Parentalité en recherche : le CNRS à la manœuvre

Institutionnel

De plus en plus médiatisées, les problématiques autour de la parentalité – en particulier l’impact du congé maternité sur la carrière des chercheuses – font désormais l’objet d’une batterie de mesures dans toutes les composantes du CNRS. Tour d’horizon des dispositifs en la matière.

« Partir en congé maternité, c’est s’absenter plusieurs mois et perdre en efficacité au retour », déplore Héloïse Tissot. Cette chargée de recherche CNRS au sein de l’Unité de catalyse et de chimie du solide1 sait de quoi elle parle. Si le retour de son premier congé maternité s’est avéré compliqué, le second, pour sa part, s’est bien mieux déroulé. Et pour cause : comme huit autres chimistes, cette jeune mère fait partie des premières lauréates de l’appel à projets « Résurgence », lancé en 2023 par CNRS Chimie, l’un des dix instituts de l’organisme. Maguy Jaber, la directrice adjointe scientifique (DAS) interdisciplinarité et correspondante parité de l’institut à l’origine de cette initiative inédite, en explicite les tenants et aboutissants. Résurgence s’adresse aux chercheuses ou enseignantes-chercheuses rattachées à des unités dont le CNRS est cotutelle trois mois après leur retour de congé maternité, de manière à « leur laisser le temps de revenir sans qu’elles y répondent pendant leur congé ». Il leur propose une subvention à valeur symbolique – 10 000 € –, de sorte qu’elles puissent « se remettre tranquillement sur les rails ».

Au regard de sa première grossesse, Héloïse Tissot apprécie la « bouffée d’air frais » que lui a procuré Résurgence, qui lui a permis de « recommencer à travailler efficacement dans un environnement sain et bienveillant » en finançant du matériel et des expériences à l’un de ses doctorants et des missions pour elle. Autre bénéficiaire de l’appel à projets, Liva Dzene y voit la « reconnaissance institutionnelle de cette situation personnelle » en même temps qu’un « coup de pouce pour déclencher la motivation et reprendre mes recherches » après sa première grossesse. La maîtresse de conférences de l’Université de Haute Alsace au sein de l’Institut de science des matériaux de Mulhouse2 compte pour sa part mettre à profit les 10 000 € en achetant un équipement permettant de poursuivre ses travaux sur les réactions de condensation de formation des minéraux argileux.

Résurgence est l’un des exemples des mesures mises en place en faveur de la parentalité qui a cours au CNRS. Beaucoup ont pour objectif d’atténuer l’impact du congé maternité sur les carrières des femmes scientifiques, l’un des traits les plus saillants de la difficile conciliation des temps de vie personnelle et professionnelle de ces professions. Du fait de leur proximité avec leurs communautés scientifiques, les instituts du CNRS ont instauré de nombreuses initiatives à ce sujet, en tenant compte des spécificités éventuelles des disciplines.

Dès 2019, CNRS Sciences informatiques lançait un dispositif de retour d’interruption de carrière, qui recoupe pour partie les problématiques de parentalité. Anne Siegel, DAS et responsable de la cellule égalité et parité de l’institut, revient sur la genèse de ce mécanisme : « Nous avions contacté les chercheuses qui avaient eu des enfants pour savoir ce dont elles auraient eu besoin avant leur départ en congé maternité. À notre grande surprise, elles ne réclamaient pas tant d’argent à leur retour que de soutien six mois avant leur départ, notamment pour alléger la charge mentale liée à la gestion, durant leur congé, des personnels non-permanents – en particulier les doctorantes et doctorants – qu’elles encadrent ». L’institut met alors en œuvre un dispositif d’accompagnement sur mesure, qui finance aussi bien le séjour à l’étranger de doctorantes et doctorants pendant le congé maternité de leur encadrante, les missions d’une doctorante co-encadrée avec un laboratoire dans une autre ville pour aller faire des séjours scientifiques dans le laboratoire de sa directrice de thèse durant sa période d’allaitement que la garde d’enfants pendant de longues missions. Dotée d’un solide réseau de correspondants égalité en laboratoire, la communauté des sciences informatiques est aussi l’une de celles qui possède le plus de salles d’allaitement au regard de sa taille : dix salles pour quarante unités de recherche. L’aménagement d’une partie de ces salles a été accompagné par le dispositif de l’institut de soutien aux actions parité des laboratoires. Bien qu’il puisse paraitre anecdotique, le sujet est polémique au sein des laboratoires, car, comme le relève Anne Siegel, il se situe « à la frontière entre vie privée et vie publique ».

 

La salle d'allaitement du LIP6, laboratoire d'informatique parisien
La salle d'allaitement du LIP6, laboratoire d'informatique parisien. © Clémence Magnien / LIP6

 

Une démarche proactive du CNRS pour concilier recherche et parentalité

Les instituts ne sont néanmoins pas les seuls acteurs du changement. Plusieurs instances du CNRS intègrent de plus en plus de mesures en ce sens. Outre les dispositions règlementaires de la fonction publique – congé de naissance, congé parental, autorisations exceptionnelles d’absence en cas d’enfant malade, etc.  –, le CNRS met en place des actions qui lui sont propres. Le Comité national, chargé du recrutement et de la promotion des chercheurs et chercheuses, préconise désormais d’harmoniser pour l’ensemble de ses sections la durée de prise en compte de l’impact du congé maternité (ou adoption) sur la production et les activités scientifiques en la fixant à 18 mois par enfant, soit la même durée qu’a retenu le Conseil européen de la recherche. Alexandra Houssaye, directrice de recherche au sein du laboratoire Mécanismes adaptatifs et évolution3 et correspondante égalité au Comité national, donne quelques exemples de cet impact du congé maternité et de l’importance de tenir compte de cette période au moment de l’évaluation de la production  scientifique: « : les mères n’ont pas fait de réseau quand il fallait en faire, n’ont pas soumis un projet de grant, ont manqué des collaborations… ».

Outre l’avancement des chercheuses dans leur carrière, le CNRS s’efforce de concilier au quotidien les vies personnelles et professionnelles des parents qu’il emploie,  à travers une action sociale proactive. Elisabeth Kohler, directrice de la Mission pour la place des femmes au CNRS, souligne son « enjeu majeur pour l’attractivité du CNRS, car les attentes des candidates et candidats ont évolué avec le temps et certains employeurs ont des politiques avantageuses en la matière ». Une position que rejoint Hayfa Trabelsi, responsable du service Responsabilité sociale de l’employeur à la direction des Ressources Humaines du CNRS, qui considère l’action sociale comme « un critère d’attractivité et de fidélisation des agents » et qui a vu le CNRS mener « une politique volontariste ». Parmi les mesures propres au CNRS, on compte des places en crèches, des prestations gérées par son Comité d’action et d’entraide sociales – chèques-vacances, CESU, subventions pour les centres de loisirs et séjours linguistiques des enfants – et des allocations spécifiques pour les parents d’enfants en situation de handicap, mais aussi la prolongation d’un contrat en CDD d’une durée équivalente au congé maternité ou encore le maintien des primes du complément indemnitaire annuel à leur taux plein pour les femmes prenant un congé maternité.

 

Repenser la place de la parentalité dans la recherche

Au-delà de l’emblématique congé maternité, toutes les initiatives invitent à repenser la place de la parentalité dans la recherche. Ce qu’on appelle désormais « la conciliation des temps de vie » devient de plus en plus un facteur crucial de la qualité de vie au travail. Ingrid Bonet, responsable du service des Ressources Humaines, référente égalité régionale et correspondante égalité de la délégation Occitanie Ouest du CNRS, le confirme : « Accompagner la parentalité, c’est prendre en compte la situation globale d’une personne et l’aider à concilier sa vie professionnelle, familiale et personnelle quels que soit son sexe et sa situation, de manière à ce qu’être parent ne soit pas un frein au bien travailler ensemble ». Dans cette optique, son service a déployé une série d’actions de sensibilisation, tant auprès des mères que des pères : webinaires, supports de communication, journées annuelles de la parentalité, etc.

Outre cette nécessaire sensibilisation, la prise en compte de la parentalité implique la réévaluation des carrières scientifiques au prisme de la parentalité – et, plus généralement, de la vie privée. Au vu des différentes natures des investissements dans les charges collectives selon les femmes et les hommes qu’elle a pu constater au Comité national, Alexandra Houssaye plaide pour une « réforme qualitative de l’évaluation, qui reconnaîtrait les tâches jugées ingrates – et souvent dévolues aux femmes – et leur impact dans le collectif de travail, comme veiller à la cohésion scientifique et au bien-être au travail en interne dans les unités, l’accueil et le soutien des étudiants, etc. ». Une telle réforme bénéficierait prioritairement aux chercheuses, sur qui la parentalité pèse le plus, en « hiérarchisant moins les activités honorifiques et en prenant en compte leur implication au quotidien en temps dans les laboratoires et leur bénéfice pour les unités ». Anne Siegel abonde dans le même sens et invite à « changer les modèles de carrière et valoriser d’autres profils, notamment chez les femmes, de manière à encourager les hommes à s’investir aussi dans la paternité ».

 

L'école à la maison menée par deux parents
L'école à la maison menée par deux parents. @ Sofatutor / Unsplash

 

Réévaluer la paternité au sein de la parentalité

Car si les actions présentées jusqu’ici concernent principalement les femmes, il n’en demeure pas moins que les hommes ont un rôle essentiel à jouer dans le rééquilibrage de la carrière et de la parentalité. Malgré des évolutions en la matière, l’essentiel de la charge parentale repose encore sur les mères. Ainsi, 80 % des temps partiels au CNRS sont pris par des femmes, bien souvent pour s’occuper de leurs enfants. Et pourtant, comme le rappelle Hayfa Trabelsi, « en matière de parentalité, les hommes bénéficient des mêmes droits que les femmes, hormis ceux liés à la grossesse ». Reste alors à combattre les représentations et les préjugés car, comme l’observe Elisabeth Kohler, « de nombreux pères aimeraient s’impliquer plus mais s’abstiennent d’aménager leurs horaires ou de prendre des jours pour enfant malade car, faute d’y être encouragés, ils ne savent pas comment cela serait perçu par les collègues et l’encadrement ».

Quelques pères y ont eu toutefois d’ores et déjà recours. Daniel Müller est de ceux-là. Par deux fois, respectivement pour ses deuxième et troisième enfants, ce chargé de recherche à l’Institut des sciences chimiques de Rennes4 a choisi de réduire son temps de travail à 60 puis 80 % de manière à « passer plus de temps ludique à la maison et moins de temps à courir ». Jean-Philippe Magué, maître de conférences à l’ENS de Lyon au sein du laboratoire Interactions, corpus, apprentissages, représentations5 , a lui aussi choisi de réduire de 10 % son temps de travail lorsque son troisième enfant avait six ans. Comme il le confesse, « mon épouse, chercheuse au CNRS, se trouvait déjà à 80 % depuis un certain temps et l’on constatait un déséquilibre dans cette façon de procéder et des conséquences sur sa carrière. Il m’avait par conséquent semblé raisonnable de prendre ma part et d’être à temps partiel également ». Dressant le bilan de trois ans à temps partiel, l’enseignant-chercheur estime sans l’ombre d’un doute que le « bénéfice sur la vie personnelle l’a emporté sur le coût professionnel », à savoir l’intensification de sa charge de travail sur quatre jours et demi. Encore rares, ces initiatives personnelles le sont pour partie en raison d’une inadéquation des moyens financiers, regrette Daniel Müller : « Les instruments de financement de la recherche ne prennent pas en compte les hommes qui restent à la maison, de sorte qu’on n’encourage pas les pères à s’occuper de leurs enfants ». Lui-même, originaire d’Allemagne, juge que la « parentalité devrait être encouragée par le gouvernement », à l’instar de l’allocation parentale « Elterngeld » outre-Rhin qui subventionne de 65 à 100 % du salaire de chacun des parents jusqu’au 32e mois de l’enfant.

Encourager les pères à prendre du temps pour leurs enfants ne doit cependant pas conduire à valoriser leur investissement plus que celui des mères. Jean-Philippe Magué se fait porte-parole des critiques de sa femme, « agacée de me savoir mis en valeur dans cet article, alors qu’elle-même avait limité bien plus son temps de travail pour nos enfants sans aucun support de son employeur et avec toutes les difficultés connues afférentes ». Son cas personnel illustre une tendance plus générale qu’a remarquée Alexandra Houssaye au Comité national : à la différence de leurs collègues féminines, le temps partiel que prennent les chercheurs a, au pire, un impact nul sur leur carrière, au mieux un impact positif, car il conforterait « l’image positive du père qui doit pourvoir à sa famille ».

Au vu de cette médiatisation croissante des problématiques de la parentalité, le CNRS a décidé de les inscrire dans son nouveau plan pour l’égalité professionnelle. Avec en partie, pour ambition, de généraliser les propos enthousiastes de Liva Dzene : « On peut partir en congé maternité sans trop de craintes d’en revenir ! ».

  • 1CNRS / Centrale Lille Institut / Université d’Artois / Université de Lille.
  • 2CNRS / Université de Haute Alsace.
  • 3CNRS / Muséum national d’histoire naturelle.
  • 4CNRS / ENSC Rennes / Université de Rennes.
  • 5CNRS / ENS de Lyon / Université Lumière Lyon-II.