Les femmes, futur des mathématiques ?
Le 25 janvier 2024 paraît Matheuses : filles, avenir des mathématiques, un livre illustré entre sociologie et mathématiques qui présente les facteurs d’exclusion des filles des mathématiques. L’occasion de faire le point sur les stratégies en faveur de la parité en mathématiques au sein du CNRS.
Isabelle Chalendar s’en souvient encore parfaitement. En mars 2023, à l’occasion d’une journée de la parité qu’elle et ses collègues organisaient dans leur unité à destination des classes de lycée, cette professeure de mathématiques à l’université Gustave-Eiffel au sein du Laboratoire d'analyse et de mathématiques appliquées (Lama)1 et référente parité eut la stupeur de voir un élève d’une classe spécialisée en mathématiques, dans une assemblée majoritairement masculine où les filles prenaient peu la parole, proclamer que « c’était génial qu’il y ait beaucoup de garçons dans les études mathématiques afin que les filles puissent y trouver un mari ».
Aussi stupéfiante soit-elle, une telle anecdote met en lumière le discours sexiste qui se dresse autour de la pratique des mathématiques dès l’école. Ce discours est précisément au cœur de l’ouvrage Matheuses : filles, avenir des mathématiques, illustré par Claire Marc, précédemment connue pour ses illustrations de Tout comprendre (ou presque) sur le climat et Tout comprendre (ou presque) sur la biodiversité, qui paraît le 25 janvier 2024 chez CNRS Éditions. Au terme d’une enquête originale, la sociologue Clémence Perronnet y montre de quelle manière les filles sont systématiquement censurées en mathématiques. Sa co-autrice Olga Paris-Romaskevich, mathématicienne chargée de recherches au CNRS au sein de l'Institut de mathématiques de Marseille2 , espère que l’ouvrage donnera aux lycéennes « un langage pour nommer la réalité sociale, une occasion de voir qu’elles sont privées de leur confiance en elles par la négation constante de leurs capacités ».
La faible présence des femmes dans la recherche en mathématiques
Pourtant, un tel horizon est encore loin de se dessiner, malgré une prise de conscience et quelques progrès cette dernière décennie. Christophe Delaunay, directeur adjoint scientifique (DAS) en charge, en particulier, des questions de parité au sein de l’Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions (Insmi) du CNRS, dresse un état des lieux de la faible présence féminine dans sa discipline. Entre 2011 et 2021, la proportion de maîtresses de conférences et de professeures des universités en mathématique n’est passée que de 21% à 22.4 % des effectifs en France. La hausse est plus significative chez les directrices de recherche, qui, sur la même période, passent de 16 à 21.5 %. Le DAS nuance cependant ces chiffres car, durant cette même décennie, la communauté mathématique a perdu 170 postes d’enseignantes-chercheuses et d’enseignants-chercheurs. « Il est difficile de tirer des conclusions sur les recrutements quand on a moins de postes, tempère-t-il, et il est important d’obtenir plus de postes et de contrats doctoraux comme levier supplémentaire à l’évolution de nos pratiques afin de faciliter l’inclusivité de la discipline ». Cette faiblesse du vivier féminin tire selon lui aussi sa source de bien plus haut dans les études. La proportion de filles dans les études mathématiques s’apparente de fait à une pyramide inversée : aussi nombreuses que les garçons jusqu’à l’entrée du lycée, elles s’étiolent très vite à chaque niveau, de sorte qu’« on perd les femmes au fur et à mesure qu’on avance dans les études », s’en désole Christophe Delaunay.
Devant l’ampleur du phénomène, l’Insmi a mené un certain nombre d’actions nationales pour encourager et consolider les vocations féminines dans la recherche en mathématiques. Après la création d’un site web dédié pour centraliser la documentation sur le sujet et un premier bilan de la parité en 2021, l’institut a mis en œuvre une politique volontariste, tant au niveau des moyens financiers – en pénalisant d’abord les unités qui n’entraient pas dans une démarche de réflexion sur la parité puis en lançant un premier appel à action parité à destination des laboratoires en 2024 – et humains – en se fixant pour objectif de recruter un tiers de femmes, quel que soit le statut, dans les effectifs en mathématiques1 – que de l’animation du réseau des références et des commissions parité dans les laboratoires. Lancé il y a quelques années, celui-ci recouvre aujourd’hui 100 % des unités sous tutelle de l’Insmi.
- 1Le taux est actuellement de 0.75 sur 3.
Sensibiliser les futures mathématiciennes de demain
Au plus près du terrain, les référentes et référents parité ont pour mission d’identifier et de lutter contre les facteurs d’exclusion des femmes. Depuis sa nomination comme référente en 2016, Isabelle Chalendar a ainsi conduit un certain nombre d’actions pour promouvoir les modèles féminins en mathématiques, dont elle-même reconnaît avoir manqué durant ses études, selon deux axes complémentaires. D’une part, via l’accueil de collègues originaires de pays en guerre (Ukraine) ou moins bien dotés en matière de recherche en mathématiques (Argentine, Madagascar), ainsi qu’en organisant des rencontres scientifiques à l’étranger à destination des chercheuses locales (une série de rencontres à Cuba comportant au moins 50 % de jeunes femmes d’Amérique centrale et une école CIMPA1 à Johannesburg) ou en visitant elle-même l’université indienne de Banasthali, réservée aux femmes. Lorsqu’elle évoque le faible taux de mathématiciennes en France, elle surprend toujours ses interlocutrices étrangères, car celles-ci « n’imaginent pas cela de la France, qu’elles considèrent comme le pays des maths ». D’autre part, plus en amont des études, elle et ses collègues du Lama sensibilisent les lycées voisins de l’université aux problèmes du sexisme en mathématiques. Outre la journée parité en mars 2023, elles ont ainsi organisé ou vont organiser en 2024 une pièce de théâtre sur la vie d’une mathématicienne fictive, inspirée de chercheuses réelles, jouée devant des classes de lycée, une série de témoignages de mathématiciennes et d’étudiantes en mathématiques ou encore des visites du Lama par des classes à dominante féminine. Autant d’actions destinées à conjurer l’absence de modèles féminins en mathématiques qu’elle avait vécue : « Si les filles ne voient jamais de femmes faire des mathématiques, c’est insidieux et cela a sans doute un impact négatif », assène-t-elle.
Au-delà des référentes et référents parité, de nombreuses initiatives de médiation scientifique, telle la récente Maison des mathématiques, défendent l’importance de l’inclusivité dont Les Cigales, un stage d’initiation à la recherche d’une semaine inspiré de MATh.en.JEANS, association récompensée en septembre 2023 par la médaille de la médiation scientifique du CNRS, à destination de lycéennes de première qui se tient deux fois par an au Centre international de rencontres mathématiques à Marseille2 . En quatre ans, le succès des Cigales a d’ores et déjà nourri des projets similaires, comme les Cigognes en Lorraine, les Fourmis dans le Nord, les Mouettes Savantes en Bretagne et les Marmottes en Suisse. Co-organisatrice de cinq stages aux Cigales entre 2020 et 2023, Olga Paris-Romaskevich cherchait à y proposer aux lycéennes « une expérience de respect, de travail dans un milieu bienveillant, d’égale à égale ». Toutefois, la mathématicienne s’interroge sur les limites du format : « les encadrantes et encadrants des Cigales arrivent-ils à partager les mathématiques sans partager notre sexisme ? ».
- 1L'activité historique du Centre international de mathématiques pures et appliquées (CIMPA) est l'organisation d'Écoles CIMPA dans les pays en développement, elle se concentre sur les zones dans lesquelles il y a une volonté forte de développer les mathématiques et où un projet de recherche est viable. Chaque École CIMPA a pour but de proposer une introduction à un sujet de recherche actif en mathématiques, que ce soit en mathématiques pures et appliquées ou dans un domaine connexe tel que l'informatique ou la physique théorique.
- 2CNRS / Aix-Marseille Université / Société mathématique de France.
Ce questionnement lui donne l’idée de lancer en 2021 une enquête sociologique autour du stage. Pour ce faire, elle sollicite Clémence Perronnet, spécialiste de la culture scientifique et autrice de La bosse des maths n’existe pas, pour mener une enquête originale, en binôme avec la sociologue Alice Pavie, durant deux éditions du stage des Cigales. À partir de cette interrogation initiale, l’enquête, qui se nourrit de l’observation des échanges et d’une quarantaine d’entretiens avec les participantes, développe ses propres problématiques et aboutit, au terme d’une collaboration artistique avec Claire Marc, à Matheuses. En plus de mettre en lumière les mécanismes sociaux d’exclusion des filles des mathématiques, Matheuses invite à entendre ses protagonistes : les lycéennes. Enfin, ce livre hybride propose des problèmes exploratoires de mathématiques qui se glissent entre les chapitres de sociologie, écrits par Olga Paris-Romaskevich.
La mathématicienne voit dans le livre, destiné d’abord aux lycéennes, une lueur d’espoir ; à ses yeux, au terme de sa lecture, « une lycéenne pourra se dire : “Ce n’est pas à moi de changer, c’est aux maths de le faire. Ce que je peux moi-même changer, c’est de faire des maths à ma manière” ».