« Le citoyen a un rôle à jouer dans la recherche européenne »
Dans le cadre du projet TRIPLE qui développe une plateforme de découverte des ressources en sciences humaines et sociales (SHS) en neuf langues européennes, le premier service européen de financement participatif de la recherche en SHS verra le jour en janvier 2022. Coordinatrice scientifique du projet, Suzanne Dumouchel nous en détaille les enjeux.
Est-ce le rôle du citoyen de financer des projets de recherche par du financement participatif ?
Suzanne Dumouchel1 : Ce projet de financement participatif est un des aspects les plus exploratoires d’une plateforme plus large de découverte de ressources en SHS, GoTriple (voir encadré), que notre consortium TRIPLE2 développe. Il représente un enjeu de taille pour favoriser l’implication des citoyens dans les projets de recherche. Mais il s’agit effectivement d’une innovation qui doit convaincre. Beaucoup de citoyens comme de nombreux scientifiques sont très attentifs aux conditions de financement de la recherche et certains considèrent que cela relève uniquement du rôle de l’État, les citoyens participant déjà par leurs impôts – ce qui est vrai de fait. Ils pourraient ainsi être sceptiques pour diverses raisons qui vont de la dimension scientifique (avec les questions d’évaluation, d’indépendance de la recherche) à la dimension politique ou sociétale (dans l’idée que la recherche puisse être « vendue » ou « achetée » par exemple). Pourtant, notre ambition est, en complément des financements publiques qui soutiennent les laboratoires, les infrastructures ainsi que les projets de recherche, de donner leur place à de petits projets non encore financés par les instances classiques mais jugés importants par les citoyens. Il s’agit de sensibiliser le grand public au travail des scientifiques en SHS, et inversement : le citoyen a un rôle à jouer dans la recherche européenne.
Comment avez-vous pensé la plateforme ?
S. D. : GoTriple est un formidable outil pour permettre de découvrir les publications des chercheuses et chercheurs en SHS au niveau européen, mais aussi leur profil, leurs projets, leurs publications, leurs données et autres productions scientifiques, ce qui crée un espace facilitant une forte proximité entre la recherche académique, les entreprises mais surtout l’ensemble des citoyens. Cette plateforme est donc l’opportunité de tester des initiatives de sciences participatives ou de financements participatifs.
Si des plateformes de financement participatif spécialisées en projets scientifiques existent déjà3 , leur impact reste faible – avec quelques exceptions de projets très bien financés – et elles se limitent en grande partie à la recherche médicale ou environnementale. Pour proposer un service efficace et réduire les risques, nous avons d’abord souhaité étudier finement les besoins des scientifiques et les usages du grand public. Nous avons organisé des entretiens dans différents pays européens pour comprendre les attentes envers une plateforme de crowdfunding, les motivations des personnes qui déposent un projet ou y contribuent – comme un accès privilégié à la recherche –, les éventuels freins susceptibles de les faire renoncer – comme l’investissement en temps pour les scientifiques. En complément de ces rencontres en petit comité, nous avons mené une grande enquête européenne qui a reçu près de 600 réponses de scientifiques et citoyens aux profils variés, et est venue confirmer l’intérêt du projet. Enfin, une analyse de faisabilité, notamment financière et légale, a été confiée à un prestataire. C’est plus d’un an de travail, et plus encore de préparation, qui nous a permis de cerner le type de plateforme et les fonctionnalités dont nous avions besoin.
Finalement, quel modèle avez-vous sélectionné ?
S. D. : Nous avons choisi un modèle classique qui s’appuiera sur le spécialiste suisse WeMakeIt. Habitué à accompagner des projets scientifiques (mais pas forcément pilotés par des chercheurs), ce partenaire proposera un portail dédié aux projets de recherche en SHS, disponible en plusieurs langues pour faciliter les contributions venant de plusieurs régions européennes. Et si le projet fonctionne et que nous détectons des attentes spécifiques, il est possible que nous développions par la suite notre propre plateforme de financement participatif. Mais ce partenariat permet de tester le principe à coût réduit. Nous sommes réellement dans une démarche exploratoire qui implique de tester et interroger divers aspects de la science ouverte (évaluation, financement, collaboration, science citoyenne, accès aux données et publications et à la « recherche en train de se faire »).
À quoi serviront les fonds obtenus ?
S. D. : Nous serons la première étape d’une cascade de financement, les résultats préliminaires obtenus permettant de justifier des demandes de financements de plus en plus conséquentes jusqu’au niveau européen (ANR, fonds régionaux, fonds européens). Les montants demandés iraient ainsi de quelques centaines à quelques milliers d’euros : de quoi financer rapidement et simplement une étude préalable, une première enquête, un micro-projet préfiguratif. Les chercheurs et chercheuses en SHS en Europe, potentiels utilisateurs, pourront aussi financer de petits projets originaux qui n’entrent pas dans les cases habituelles des financements classiques. Pour les scientifiques, ce sera aussi une manière de gagner en visibilité, de repérer des projets similaires aux leurs et de valider leur proposition de projet avant de l’envoyer aux agences de financement.
D’autre part, cette plateforme pourra aussi avoir un autre rôle : étudier le financement participatif comme objet de recherche. Nous serions alors dans le cadre d’une science participative dans laquelle les observations sont faites non seulement par mais aussi sur les acteurs de la société civile. De fait, nous avons déjà été contactés par des chercheurs très intéressés à travailler sur les données d’usage qui seront produites par ce service.
Qui pourra proposer des projets ?
S. D. : La plateforme sera accessible au public à partir de janvier avec, pour commencer, une petite dizaine de projets à soutenir. La qualité des projets proposés sera évaluée par un conseil scientifique qui effectuera une présélection avant mise en ligne. Nous avons également demandé à notre partenaire WeMakeIt que le porteur de projet présente deux lettres de recommandation de scientifiques issus d’un autre laboratoire, ainsi envoie aux contributeurs d’un rapport sur le travail effectué grâce aux dons.
Pour que leur projet soit financé, il faut que les chercheurs et chercheuses sachent vulgariser leur projet et animent leur réseau et ce, au-delà des cercles scientifiques dont ils ont l’habitude. Mais ils seront accompagnés et l’effort aura un retour direct sur leur recherche : les appels à projet nationaux et internationaux demandent en effet désormais de lister les impacts de la recherche sur les citoyens et de mener des actions de médiation scientifique, deux entreprises facilitées lorsque l’intérêt du grand public est déjà démontré par le financement.
Qui dit financement participatif dit aussi récompense pour les contributeurs. Qu’en est-il avec votre plateforme ?
S. D. : Il y aura aussi des récompenses. Mais, pour nous, pas question de goodies : en accord avec les résultats des enquêtes et l’expertise de WeMakeIt, les récompenses seront plus symboliques. Le public pourra suivre les avancées du projet, recevoir directement les articles publiés ou s’entretenir avec les chercheurs et chercheuses pour en savoir plus sur leur discipline ou la recherche en général, ou encore recevoir une invitation dédiée lors d’une conférence sur le sujet, d’une exposition organisée grâce au projet, etc.
Quel public espérez-vous toucher ?
S. D. : Comme tout financement participatif, nous visons un large public composé de tous les citoyens mais pourquoi pas aussi les acteurs du monde socio-économique en général. Les enquêtes ont montré un enthousiasme certain des citoyens à financer des projets qui les intéressent, locaux ou non, sans attachement particulier à la carrière du chercheur ou de la chercheuse concernée. Le sujet compte avant tout, ainsi que les résultats anticipés. Et ce d’autant plus que la plateforme permettra à des citoyens d’un pays de financer des projets dans d’autres États européens. Notre ambition est de parvenir à faire financer une dizaine de projets d’ici mars 2023 – date de fin de notre financement européen – afin de prouver l’intérêt de la démarche.
- 1Ingénieure de recherche CNRS à la TGIR Huma-Num, Suzanne Dumouchel est coordinatrice du consortium européen Triple et co-coordinatrice de l’infrastructure de recherche européenne OPERAS. Elle est aussi chargée de mission à la Direction des données ouvertes de la recherche (DDOR) du CNRS et a été élue membre du directoire de l’association EOSC, une initiative européenne qui veut favoriser la science ouverte.
- 2Targeting Researchers through Innovative Practices and Multilingual Exploration
- 3Comme l’américaine Experiment – https://experiment.com/ – ou la française Thellie – https://thellie.org/ – qui bénéficie de soutiens institutionnels.
GoTriple pour découvrir les ressources en SHS
Financé depuis 2019 par le programme-cadre européen pour la recherche et l'innovation Horizon 2020 à hauteur de 5,6 millions d’euros, le projet TRIPLE vise la création d’une plateforme de découverte des ressources en SHS – que ce soit des données et publications, des profils de scientifiques ou des projets de recherche. Nommée GoTriple, cette plateforme s’appuie sur un consortium de 21 partenaires issus de 13 pays européens coordonné par la France via l’infrastructure de recherche du CNRS Huma-Num2 . Elle sera un des services de OPERAS3 , l’infrastructure de recherche européenne pour le développement de la communication scientifique ouverte dans le domaine des sciences humaines et sociales.
Elle proposera un ensemble d’outils connectés innovants qui « couvrent tous les besoins d’un chercheur en SHS ». Fondé sur des briques technologiques développées au sein d’Huma-Num, et en premier lieu l’assistant de recherche ISIDORE, le moteur de recherche trouvera ainsi des ressources dans les 9 langues européennes3 de la plateforme, à partir de mots-clés entrés dans une des langues : « cela permet d’élargir la quantité de ressources disponibles, tout en valorisant des disciplines et des communautés qui écrivent peu en anglais », précise Suzanne Dumouchel. Cet « enrichissement des données » est une « plus-value majeure », assure Lionel Maurel, directeur adjoint scientifique pour la Science ouverte et les données à l’Institut des sciences humaines et sociales (INSHS) du CNRS.
Parmi les outils principaux, figurent un dispositif de recommandations d’articles, un outil de visualisation des résultats afin de mieux comprendre les liens entre projets, chercheurs et publications ou jeux de données, ou encore un réseau social « basé sur la confiance » et ouvert aussi bien aux scientifiques qu’aux acteurs socio-économiques. Comme l’outil de financement participatif, ce réseau social doit permettre de « créer des liens solides » entre les chercheurs et les citoyens. La plateforme a d’ailleurs été conçue avec la participation de communautés de scientifiques en SHS et de non-scientifiques, afin de comprendre les attentes de chacun et d’essayer d’y répondre au plus près. En particulier, GoTriple vise à maximiser l’utilisation et la réutilisation de ressources en SHS pour des applications scientifiques mais aussi sociétales et industrielles, grâce aux principes de la science ouverte. Elle s’inscrit en cela dans l’initiative européenne de science ouverte EOSC, dont Suzanne Dumouchel est membre du directoire.
« Soutenu par le CNRS, ce projet accélère un passage à l’échelle européenne d’infrastructures de recherche en SHS qui sont encore peu nombreuses à ce niveau », explique Lionel Maurel qui salue les « efforts considérables » concrétisés par l’inscription en 2021 d’OPERAS sur la feuille de route des infrastructures de recherche européennes.
La version beta de la plateforme est en ligne depuis le 18 octobre 2021 à l’adresse suivante www.gotriple.eu