Biologie : la pandémie valorise les prépublications
La multiplication des prépublications et la place qui leur a été accordée tant par la communauté scientifique que les médias ou le grand public montrent l’importance d’une diffusion rapide, ouverte mais intègre de la science en période de pandémie.
Jamais dans l’histoire des pandémies, la réponse de la communauté scientifique n’aura pris tant d’ampleur si rapidement. À ce jour, plus de 70 000 articles scientifiques sont disponibles sur la maladie ou le nouveau coronavirus. Parmi eux, plus de 9 500 ont été déposés sur des serveurs dits de prépublication : dans cette forme, ils n’ont pas encore été publiés par des revues scientifiques et n’ont donc pas été soumis à la « relecture par les pairs », c’est-à-dire des spécialistes du domaine, et à la validation d’éditeurs. Pourtant, ils ont permis à la communauté scientifique de s’échanger des informations capitales et ont même largement circulé auprès des médias et du grand public. Un usage qui sort de l’ordinaire et pose question.
Les prépublications telles qu’elles sont connues aujourd’hui, déposées sous format électronique dans un serveur à l’accès ouvert et public, sont apparues avec le serveur arXiv en 1991 dans la communauté des physiciens, déjà habitués à s’échanger des manuscrits par courrier papier. L’usage se répand rapidement dans les communautés voisines : astrophysique, mathématiques, informatique, économie, etc. Mais les biologistes restent très attachés à la renommée de la revue scientifique dans laquelle un article est publié : « il y a aussi encore une certaine méconnaissance du système, admet Jean-Jacques Bessoule, chargé de mission IST1 pour l’Institut des sciences biologiques du CNRS. Chercheur en biologie depuis plus de 30 ans, j’ai moi-même découvert les prépublications il y a seulement trois ou quatre ans, suite au développement de bioRxiv et grâce aux jeunes doctorants de mon laboratoire. »
Des prépublications récentes en biologie
« La puissance des revues vient de l’agrégation de différentes fonctions sur un même support. », explique Didier Torny, directeur de recherche CNRS en économie politique de la publication scientifique et chargé de mission à la Direction information scientifique et technique du CNRS, citant la diffusion, la publicité, l’archivage, la certification et l’influence sur les carrières des auteurs. Mais l’arrivée de l’archive ouverte bioRxiv en 2013 change les choses et « l’utilisation explose aujourd’hui », et ce même avant la crise sanitaire qui influe seulement les recherches biomédicales. Consacré à ces dernières recherches, le serveur medRxiv a été créé en juin 2019 et est devenu la principale source de prépublications sur le COVID-19 aujourd’hui.
« Les prépublications permettent d’accélérer le processus de découverte scientifique mais aussi de multiplier les critiques constructives autour d’un article et d’en augmenter la visibilité. », résume Jessica Polka, directrice exécutive d’ASAPbio2 , une association militant pour plus d’innovation et de transparence dans les communications scientifiques en biologie. Ils offrent aussi une preuve d’antériorité importante pour la communauté des biologistes, sans dépendre de la procédure de relecture par les pairs des revues traditionnelles qui peut prendre plusieurs mois. Pour tenter de pallier ce problème, et sous la pression des scientifiques, plus de 30 revues publiant sur le COVID-19 ont temporairement accéléré ces procédures - aidés par le confinement qui a rendu disponible un large panel de scientifiques désireux de participer à l’effort de recherche - et ont mis la majorité des articles en libre accès dès le 16 mars. Mais la publication dans une revue reconnue n’est pas exempte de biais - ceux des pairs qui doivent valider la recherche comme ceux des éditeurs qui cherchent à intéresser leurs abonnés et à faire connaître leur revue - qui peuvent retarder voire empêcher la diffusion de résultats.
Les prépublications, elles, sont libres d’accès, partout dans le monde et sans limite de temps, ce qui en fait un moyen privilégié de propagation de l’information scientifique. D’autant plus en période de crise sanitaire mondiale : une étude menée par Jessica Polka et son équipe3 montre que les prépublications sur le COVID-19 partagent des bribes d’un travail en cours, plutôt qu’une histoire complète et achevée. Ils sont plus courts, vont plus directement à l’information essentielle et contiennent moins de figures complexes que les prépublications habituelles ou les articles de revue. Ils sont aussi plus lus et plus téléchargés que leurs équivalents hors COVID-19. « Beaucoup de scientifiques découvrent les prépublications à l’occasion de cette crise, y compris dans le domaine des recherches cliniques fortement impliquées dans la lutte contre le COVID-19. », se réjouit la chercheuse.
Et les prépublications, habituellement réservés à la communauté scientifique, atteignent désormais aussi les sphères médiatique et publique, notamment via Twitter. Certaines prépublications ont dépassé les 10 000 partages sur le réseau social. « Les débats actuels font progresser le niveau d’information sur ce que sont un article et une prépublication, note Didier Torny. C’est une bonne chose, même si cela met en avant le côté non unifié, provisoire de la recherche. » Et cette large diffusion à un public auquel les prépublications ne sont pas initialement destinées peut poser problème : « diffuser des prépublications, c’est prendre le risque de propager de fausses informations, confirme Jessica Polka. Mais c’est également vrai avec les articles de revues qui peuvent être retirés ! Les journalistes doivent faire appel à des experts du domaine quand ils traitent de science. »
La certification : dernière chasse gardée des revues scientifiques ?
Et c’est là le principal reproche fait aux prépublications : elles n’ont pas été évaluées par les pairs avant leur mise à disposition sur les serveurs d’archive. Un problème en particulier dans les domaines de la médecine et de la santé publique. Mais « ces serveurs ont aussi des procédures de filtre assurant une certaine qualité », certifie Jessica Polka qui rappelle que les deux tiers des prépublications finissent aujourd’hui publiées dans des revues traditionnelles. En effet, la relecture par les pairs ne serait alors pas absente, mais plutôt publique, toute personne pouvant commenter la prépublication en libre accès et dialoguer avec les auteurs.
Plusieurs initiatives existent pour cadrer ces commentaires. Fondée en 2016 par trois chercheurs de l’Inra4 et aujourd’hui soutenue aussi par le CNRS, l’organisation Peer Community in propose des évaluations gratuites aux auteurs qui le demandent. La publication reste ensuite possible dans n’importe quelle revue et, dans certaines, cette évaluation externe et publique n’est plus dupliquée par l’éditeur. ASAPbio et l’éditeur EMBO5 Press se sont aussi associés en septembre 2019 pour créer Review Commons, une plateforme sur le même principe dans le domaine des sciences de la vie et pour le serveur bioRxiv. De même pour le service In Review proposé par le serveur multidisciplinaire Research Square lancé en 2018. Le projet Outbreak Science Rapid PREreview, soutenu par la fondation caritative anglaise en médecine Wellcome Trust, entend se spécialiser dans les relectures rapides de prépublications ou d’articles de revues scientifiques sur des thématiques d’épidémies, à la demande de scientifiques mais aussi de journalistes. « Les nombreux lecteurs deviennent évaluateurs, avec le pouvoir de commenter une prépublication, d’aider à l’améliorer, d’en identifier les problèmes avant publication, voire de demander son retrait. », résume Didier Torny avant d’ajouter : « La rétractation de l’étude publiée dans la revue médicale The Lancet, qui associait le traitement par l’hydroxychloroquine a une surmortalité chez les patients atteints de COVID-19, deux semaines à peine après sa publication, rappelle que les questions de fiabilité ne touchent pas que les prépublications. »
Alors serait-ce la fin des revues classiques ? Plusieurs universités commencent à se désabonner de grands éditeurs comme Elsevier dont le coût limite la participation des pays en voie de développement à la science mondiale. « Les prépublications pourraient devenir la nouvelle forme de publication normale, car les revues sont coûteuses et perdent ce qui était leur dernier avantage : l’examen par les pairs. », envisage Jean-Jacques Bessoule, même si « le remplacement complet prendra du temps, notamment en biologie ».
« Les prépublications sont devenues des quasi-articles », confirme Didier Torny, qui se veut tout de même plus prudent. Le maintien de serveurs de prépublications libres d’accès est en effet également coûteux et les éditeurs historiques s'intéressent de plus en plus à ce format pour garder un certain contrôle. De plus, les publications dans des revues prestigieuses jouent toujours un rôle important dans les carrières et l’évaluation des scientifiques de nombreux domaines, tant au niveau national qu’international.
Mais là aussi, des changements sont à prévoir. En Europe, le « plan S », lancé par des agences nationales de financement de la recherche (dont l’ANR) et des instituts académiques, avec le soutien du Conseil européen de la recherche, se donne pour objectif que tous les travaux scientifiques cofinancés par ces agences soient publiés en libre accès, dans une revue ou sur un serveur, à partir de 2021. Le Plan national pour la science ouverte du gouvernement français s’en fait l’écho. Le CNRS souhaite ainsi que 100 % des publications impliquant un agent de l’organisme soient rendues disponibles en accès ouvert et que seules ces publications soient prises en compte pour l’évaluation des chercheurs et chercheuses. Un point sur lequel la CPU6 s’est également engagée en mai. « La cohabitation entre une industrie rentable de l’édition scientifique et les institutions publiques est de plus en plus difficile. », conclut Didier Torny. La pandémie de COVID-19 pourrait ainsi modifier durablement la manière dont la science se fait et se diffuse.
- 1Information scientifique et technique.
- 2Accelerating Science and Publication in Biology.
- 3Preprinting a pandemic: the role of preprints in the COVID-19 pandemic. Nicholas Fraser, Liam Brierley, Gautam Dey, Jessica K Polka, Máté Pálfy & Jonathon Alexis Coates. bioRxiv preprint. https://doi.org/10.1101/2020.05.22.111294
- 4Maintenant INRAE, l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement.
- 5Organisation européenne de biologie moléculaire.
- 6Conférence des présidents d'université.