« 60 % des extinctions d’espèces sont dues à des invasions biologiques »

Institutionnel

Alors que vient de se tenir à Bonn la dixième session plénière de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), son rapport destiné aux décideurs souligne les énormes dégâts causés par les espèces exotiques invasives qui menacent des écosystèmes entiers, entraînent des coûts financiers énormes et réduisent la qualité de vie de nombreuses populations. Explications avec l’écologue Martine Hossaert-McKey.

Vous avez participé à la dixième session de la plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), qui s’est tenue du 28 août au 2 septembre à Bonn, en Allemagne. Quel en était l’objectif ?

Martine Hossaert-McKey :[1]  Cette session de l’IPBES (voir encadré) portait sur l’évaluation de l’impact des espèces exotiques envahissantes. Elles forment l’une des cinq principales causes de perte de biodiversité à l’échelle mondiale. Le danger qu’elles représentent est déjà bien connu des chercheurs, mais ce nouveau rapport offre un état des lieux mondial, basé sur treize mille publications scientifiques.

En assemblée plénière, nous avons contribué à rendre les définitions scientifiques du résumé parfaitement compréhensibles pour les décideurs, de manière que l’ampleur du problème, bien établie scientifiquement, puisse être pleinement prise en compte. Plus de 35 000 espèces de plantes et d’animaux s’installent dans des écosystèmes où elles ont été transportées, intentionnellement ou non, par les humains. Elles causent des problèmes particulièrement dramatiques pour 3500 d’entre elles, en concurrençant, voire en provoquant l’extinction, des espèces locales ou en affectant les humains. Parmi ces espèces, 40 % sont des vertébrés et presque 40 % sont des insectes. On peut citer la fourmi de feu qui envahit les prairies des États-Unis ou le moustique-tigre en France. Ces exemples montrent que les espèces invasives peuvent impacter directement la qualité de vie des populations, voire causer des risques sanitaires immédiats et importants.

Le rapport explique aussi comment les espèces exotiques invasives sont arrivées là où elles posent problème. On pense surtout à leur transport par les voies commerciales, comme avec les plantes ornementales ou les transports d’aliments, mais il existe d’autres voies de dispersion. Elles peuvent avoir été amenées directement ou indirectement en accompagnant des marchandises ou des véhicules, aussi bien dans le milieu marin qu’en milieu terrestre. Ce sont en tout cas bien des facteurs humains, depuis les transports internationaux démesurés, la surexploitation des ressources naturelles, les déséquilibres créés dans les écosystèmes jusqu’au changement climatique qui permettent cette énorme augmentation du transport, de l’établissement et de l’invasion par des espèces exotiques.

Quelles sont les principales conclusions de l’IPBES à ce sujet ?

M. H.-M. : En plus de leur impact environnemental, les espèces exotiques envahissantes représentent un coût économique se chiffrant en centaines de milliards de dollars. Les derniers articles scientifiques sur le sujet sont de véritables pavés dans la mare, montrant des coûts bien supérieurs à ce qui était jusque-là admis. Ces éléments sont très importants pour les décideurs et pour les pousser à agir. Nous proposons également des solutions dont les plus évidentes, mais pas les seules, sont de renforcer les contrôles aux frontières et surtout bien gérer les écosystèmes dans les lieux d’invasions. Nous montrons aussi qu’il s’agit d’un problème dynamique, appelé à s’aggraver si rien n’est fait.

Le rapport indique que 60 % des extinctions d’espèces sont dues à des invasions biologiques et que leur coût environnemental va être multiplié par quatre tous les dix ans si la situation stagne, alors que, dans les faits, elle empire. 85 % des espèces exotiques invasives auront alors un impact négatif sur notre qualité de vie. Enfin, nous soulignons que de nombreuses espèces envahissantes n’ont pas encore été déclarées comme telles, notamment par manque de données évaluées par les pairs dans certaines régions du monde moins bien étudiées sur le plan scientifique.

 

Délégation CNRS à l'IPBES

 

Quel est le rôle des chercheurs du CNRS au sein de l’IPBES ?

M. H.-M. : Sur place, en tant que chercheuse et membre de la délégation de l’Institut Écologie et Environnement (INEE) du CNRS avec Philippe Grandcolas[2], j’aide entre autres les juristes du ministère de la Transition Écologique et de la cohésion des territoires et les diplomates du ministère des Affaires Étrangères lors de la relecture et de l’approbation des résumés des rapports. Les chercheurs sont en appui aux négociations, quand une précision scientifique a besoin d’être apportée sur les formulations dans les textes validés en assemblée plénière.

Mais en amont des sessions plénières, nous identifions les scientifiques français les plus à même d’apporter leur expertise en synthétisant la littérature scientifique sur le sujet, permettant par exemple de mieux estimer l’impact d’une espèce envahissante dans une région donnée ou de mieux comprendre le processus de transport, d’établissement ou d’invasion par des espèces exotiques. Nous avons ainsi des chercheurs du CNRS parmi les corapporteurs et même parmi les auteurs principaux de certains chapitres des évaluations mondiales.

Il s’écoule trois à quatre ans entre le moment où un thème d’évaluation est choisi par les représentants des États et la publication du rapport scientifique correspondant. La consultation exhaustive de la littérature scientifique revue par les pairs, soit des milliers de publications, demande énormément de temps. À cela s’ajoute l’étude de la littérature grise, c’est-à-dire des documents administratifs, des rapports d’entreprises, d’ONG ou d’associations…

Il y a ensuite une série de relecture des rapports, dont le plan général est d’abord validé par les pairs. Après, les chercheurs vérifient que toute la littérature scientifique a bien été prise en compte. Enfin, on s’attache à rendre le résumé pour les décideurs le plus complet et compréhensible possible, lors de l’assemblée plénière. En France, la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB) centralise ces efforts.

Personnellement, j’ai par exemple participé à la relecture du rapport d’évaluation « Les pollinisateurs, la pollinisation et la production alimentaire » et de son résumé à l’intention des décideurs, ainsi que d’un chapitre sur l’utilisation d’espèces sauvages. Et comme je suis conseillère scientifique pour l’Outremer à l’INEE, j’ai apporté un regard particulier sur la Guyane et son parc amazonien, m’assurant qu’ils étaient bien pris en compte. Tout ce travail est important afin que les instituts du CNRS aient de solides appuis pour discuter avec les différentes agences gouvernementales présentes aux sessions de l’IPBES.

 

[1] Martine Hossaert-McKey est directrice de recherche CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive (CEFE, CNRS/EPHE – PSL/IRD/Université de Montpellier) et conseillère scientifique Biodiversité et Outremer auprès de l’Institut écologie et environnement du CNRS (INEE).

 

[2]  Directeur adjoint scientifique de l'INEE et aussi membre de la délégation française.

Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES)

L’IPBES est une plateforme intergouvernementale qui traite de l’état de la biodiversité mondiale et des services écosystémiques. Elle réunit environ 150 pays qu’elle mobilise tous les ans pour son assemblée plénière, où scientifiques, experts et politiques valident la présentation des évaluations réalisées par des collectifs internationaux d’experts scientifiques.

Ampleur des problèmes causés par les invasions biologiques
Ampleur des problèmes causés par les invasions biologiques© IPBES