PEPR eNSEMBLE : Transformer les outils collaboratifs du numérique
Le programme et équipements prioritaires de recherche (PEPR) exploratoire eNSEMBLE – piloté par le CNRS, Inria, l’Université Grenoble Alpes et l’Université Paris-Saclay – a pour objectif de redéfinir en profondeur les outils numériques pour la collaboration. Doté d’un budget de 38,25 millions d’euros sur 8 ans, il souhaite ainsi définir de nouveaux espaces de collaboration faciles d’usage, ouverts et interopérables. Entretien avec Gilles Bailly, directeur du programme pour le CNRS.
Le PEPR eNSEMBLE – que vous coordonnez avec Stéphane Huot (pour Inria), Laurence Nigay (pour l’Université Grenoble Alpes) et Michel Beaudouin-Lafon (pour l’Université Paris-Saclay) – vise à transformer les outils numériques collaboratifs tels que nous les connaissons. Quelles sont les limites des modèles actuels ?
Gilles Bailly1
: Plusieurs grands défis de notre société, tels que la transition écologique, la politique participative ou encore l’accès à l’information, vont demander de collaborer à une vitesse et à une échelle sans précédent. De plus, les outils que nous utilisons – mails, réseaux sociaux, visioconférence, partage de documents, etc. – font que nous sommes tous, de près ou de loin, en contact avec des outils de collaboration. Pendant la pandémie du COVID-19, ces outils ont démontré leur utilité au travail, pour l’éducation et les loisirs. Ils assurent des connexions sociales et pourraient contribuer à réduire notre empreinte carbone.
Toutefois, ces outils présentent aussi des défauts. Ils n’augmentent pas toujours la productivité ou la créativité. Ils posent des problèmes d’ouverture, d’intégration et d’interopérabilité. Sur ce dernier point, on peut faire un parallèle avec les communications téléphoniques : il nous est possible de joindre n’importe quel autre téléphone indépendamment de la marque de celui-ci ou de notre opérateur. Or, pour réaliser une visioconférence, les deux utilisateurs doivent utiliser le même logiciel. Ils ne choisissent donc pas vraiment leurs outils de collaboration. Ce problème d’interopérabilité donne les pleins pouvoirs à quelques entreprises et freine le développement et l’intégration de solutions innovantes autour de la collaboration.
Quels sont les enjeux auxquels va répondre le PEPR ?
G. B : L’enjeu principal est de fournir aux utilisateurs des outils de collaboration robustes, faciles d’utilisation, ouverts et interopérables. Pour cela, nous avons décliné cinq enjeux. Premièrement, ces outils doivent faciliter les usages dans l’espace de collaboration avec des utilisateurs à proximité ou distants et ce quels que soient le profil des utilisateurs et les équipements à leur disposition. Deuxièmement, ils doivent faciliter les usages dans le temps. En effet, certains projets peuvent durer des années, comme ceux d’urbanisme ou les actions sur la transition écologique.
Troisièmement, ces solutions doivent permettre à des centaines, voire des milliers de personnes de collaborer, contre quelques-unes aujourd’hui. Quatrièmement, les outils visés doivent faciliter la coopération entre l’intelligence humaine et celle de la machine (intelligence artificielle). Face au rôle croissant de l’IA dans les systèmes informatiques, il faut s’assurer que l’humain reste au centre des processus de décision et de collaboration. L’objectif ici est d’augmenter l’intelligence humaine et non de la remplacer par de l’IA. Un dernier enjeu, transverse au programme, porte sur l’évaluation, l’éthique et la régulation des outils de collaboration. Il est important de spécifier des normes sociotechniques qui permettront d’aboutir à des standards et de mettre en place des cadres juridiques et réglementaires. L’objectif est de réguler ces technologies en parallèle de leurs développements.
Le PEPR2 développera donc des théories pour comprendre la collaboration via le numérique – notamment grâce à des observatoires – et produira des principes, des outils et des guides afin d’aider à la conception et à l’évaluation de nouveaux systèmes collaboratifs. Nous réaliserons également des briques logicielles génériques réutilisables et de nouveaux standards.
Quelle est la stratégie du PEPR pour répondre à ces enjeux et comment se distingue-t-elle d’autres projets sur le sujet ?
G. B : Ce PEPR réunit les communautés de l’interaction humain-machine, du design, de l’informatique, de l’intelligence artificielle, des sciences humaines et sociales, des sciences cognitives, du droit et de l’économie. Cette multidisciplinarité nous permet d’initier un changement de paradigme de l’informatique personnelle vers l’informatique collaborative. Nous proposons ainsi de revisiter de manière fondamentale les services numériques en les centrant désormais sur la collaboration et non plus sur l’individu. Autrement dit, la collaboration doit être une fonction native des systèmes numériques à tous les niveaux de la pile de services : les systèmes d’exploitation, les applications et les interfaces.
Cette approche est novatrice, car les acteurs du numérique ont plutôt tendance à vouloir reproduire le monde physique. C’est, par exemple, l’ambition du métavers. Cette vision de copie virtuelle est limitée puisqu’elle n’exploite pas toutes les capacités du numérique. Ces solutions s’appuient beaucoup sur l’usage de casques de réalité virtuelle. Pour nous, ces derniers ne sont qu’un moyen d’accès à des services, au même titre qu’un smartphone ou un ordinateur. L’utilisateur doit avoir accès aux services de son choix et interagir avec les autres, indépendamment des technologies utilisées. Enfin, notre projet se distingue en s’appuyant sur les valeurs européennes de liberté et de dignité de l’individu.
Pourquoi est-ce important de combiner le développement de briques logicielles et la mise en place de standards ?
G. B : Une façon de se représenter les enjeux de régulation est de faire un parallèle avec Internet. Celui-ci dispose du World Wide Web Consortium (W3C)3
qui développe des standards afin qu’Internet soit accessible à tous, indépendamment du navigateur utilisé. Nous voulons construire le même type de consortium pour la collaboration. Il définira des standards afin que chacun puisse construire et adapter ses outils en suivant des règles.
Donc, d’un côté, proposer des briques logicielles génériques et réutilisables soutiendra l’innovation et la création d’outils adaptés aux besoins et aux contextes d'usage. De l’autre, le développement de standards va redistribuer les cartes et sera un levier pour, à terme, on l’espère, venir contrebalancer la puissance des GAFAM sur les outils collaboratifs.
Quelles seront les retombées pour la société française ?
G. B : Les briques logicielles produites par le PEPR permettront à des utilisateurs ou à des entreprises de construire de nouveaux outils collaboratifs ou de les adapter à leurs besoins ou préférences. Les applications sont multiples : éducation, santé, loisirs, vie citoyenne, etc. La première phase du PEPR sera dédiée à l’identification de cas d’usages potentiels. Nous avons déjà prévu de développer des démonstrateurs sur les aspects d’interopérabilité entre services de communication et de partage de documents. Autrement dit, produire des briques qui permettront à des utilisateurs de collaborer avec des dispositifs et des logiciels différents. Un autre démonstrateur vise à permettre à des utilisateurs (parfois novices) d’utiliser et de configurer des agents intelligents pour les assister dans des tâches variées. Et ce en prenant garde à ce que les utilisateurs gardent le contrôle sur ces outils sur le court et le long terme.
Par ailleurs, l’implication de deux universités parmi les porteurs de ce PEPR fait qu’il jouera un rôle essentiel en formation (création d’un master dédié, bourses doctorales, etc.) et en sensibilisation des prochaines générations sur les dangers et les risques de la collaboration médiatisée. Plus largement, ce PEPR permettra à la France de recouvrer sa souveraineté numérique à l’aide d’outils plus en phase avec ses valeurs.
- 1Chercheur en interaction humain-machine à l’Institut des Systèmes Intelligents et de Robotique (CNRS/Sorbonne Université).
- 2Les programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR) visent à construire ou consolider un leadership français dans des domaines scientifiques liés à une transformation technologique, économique, sociétale, sanitaire ou environnementale et considérés comme prioritaires au niveau national ou européen.
- 3Le W3C est un organisme de standardisation à but non lucratif fondé en 1994 et chargé de promouvoir la compatibilité des technologies du web.