L'Ipbes, interface essentielle entre les scientifiques et les gouvernements
Lors de sa plénière annuelle du 3 au 9 juillet 2022 à Bonn en Allemagne, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (Ipbes) a validé deux évaluations sur l’utilisation durable des espèces sauvages et les multiples valeurs de la nature. Philippe Grandcolas, directeur adjoint scientifique à l’Institut écologie et environnement du CNRS (Inee) et observateur à la plénière, nous en explique les enjeux.
L’Ipbes a tenu sa neuvième plénière la semaine dernière. Quel est le rôle de cette plateforme ?
Philippe Grandcolas1 : Nous avons fêté cette année les 10 ans de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (Ipbes2 ). Cette instance s’est constituée à la demande de gouvernements nationaux, dont la France, sous l’égide des Nations Unies en 2012. Elle organise aujourd’hui le travail d’une multitude d’experts et d’expertes sur la biodiversité issus d’un nombre de pays qui va toujours croissant (près de 140 pays à ce jour). Pluridisciplinaire, l'Ipbes joue un rôle d’évaluation et de consolidation des connaissances scientifiques, de renforcement de capacité et d’appui à l’évolution des politiques et des actions publiques et privées. Cela se traduit principalement par la mise en place d’expertises collégiales à l’échelle mondiale ou régionale sur des sujets de biodiversité et de services écosystémiques et de leur durabilité. Ces expertises comportent non seulement une analyse de l’état de la biodiversité et de ses services, de ses tendances d’évolution, mais aussi des recommandations sous forme de mesures et de changements à mettre en œuvre par les parties prenantes, au premier chef desquelles, les gouvernements.
Comment fonctionne-t-elle ?
P. G. : En pratique, l’Ipbes s’empare de thématiques pour lesquelles elle forme des collectifs d’experts coordonnés par des chercheurs du domaine. Ces collectifs compilent et évaluent l’ensemble de la littérature scientifique disponible sur le sujet. Ils mesurent le degré de consensus et de robustesse des résultats présentés et identifient les lacunes dans les connaissances actuelles, lacunes qui pourront être ensuite comblées, notamment si les États et les organismes de recherche ajustent leur politique scientifique. Les groupes de travail rassemblent les experts compétents sur les thématiques concernées et s’assurent d’une représentativité en termes de pays, de disciplines et de genres. Ce travail est ensuite soumis à la relecture et aux milliers de commentaires des scientifiques du monde entier qui souhaitent participer. Cela montre toute la richesse du dispositif : la mise en perspective et les synthèses basées sur des dizaines de milliers d’articles, sous le regard expert de milliers de scientifiques, tout en déclarant les éventuels liens d’intérêt afin d’éviter tout conflit d’intérêt.
Tous les rapports des évaluations sont disponibles en ligne, avec notamment le fameux rapport global sur la biodiversité et les services écosystémiques produit en 2019 qui avait fait un constat sans appel : une partie importante de la diversité du vivant est aujourd’hui en voie d’extinction à l’échelle de quelques décennies avec des conséquences directes et gravissimes en termes de services écosystémiques pour les sociétés humaines.
Mais au-delà des constats, l’Ipbes propose aussi des mesures de réduction des impacts directs et indirects pour enrayer l’érosion du vivant, toujours appuyées sur le consensus scientifique, incluant bien sûr les sciences humaines et sociales. Elle prône l’emploi de mesures leviers pour initier un changement transformateur afin de modifier la manière dont l’humanité interagit avec son environnement et maintenir durablement les écosystèmes dont les humains font partie. La pandémie de Covid-19 l’a bien montré : nous dépendons fortement de la biodiversité qui nous entoure et nos interactions avec l’ensemble de ces organismes – animaux, champignons, plantes, micro-organismes, virus – peuvent avoir des conséquences dramatiques, à la mesure de nos interactions avec le climat.
Que se passe-t-il pendant la plénière ?
P. G. : La plénière est l'organe de validation finale de l'Ipbes. Une fois par an, l'ensemble des États membres des Nations unies qui ont rejoint la Plateforme envoient des délégations qui ont pour tâche collective d’approuver formellement, mot à mot, les résumés pour décideurs issus des évaluations réalisées pendant les mois et années précédentes. Se joignent à elles des observateurs qui peuvent être des représentants d'accords multilatéraux pour l'environnement (par exemple, la Convention sur la diversité biologique ou la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification), d’organisations scientifiques, d’ONG, du secteur privé ou encore de communautés autochtones et locales non représentées par ailleurs. Pour éviter les conflits d’intérêt, les avis des observateurs ne peuvent être pris en compte qu’avec le soutien d’une des délégations nationales. En 2022, en tant qu’observateur, je représente le CNRS et je viens en soutien à la délégation française composées d’experts scientifiques et de diplomates3 .
La France a participé à la création de l'Ipbes dès le premier moment ; le lien avec les parties prenantes en France est assuré par la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB) dont les membres fondateurs sont des établissements publics de recherche comme le CNRS. Une quinzaine de chercheurs et chercheuses du CNRS ont été ou sont encore experts ou auteurs et de nombreux autres sont relecteurs des rapports et résumés.
Deux évaluations de l’Ipbes viennent d'être validées. La première concerne l’utilisation durable des espèces sauvages. Qu’entendez-vous par là ?
P. G. : Ce sujet a occupé la première partie de la plénière la semaine dernière. Cela peut choquer certaines personnes d’entendre « utilisation » et « espèces sauvages » dans la même phrase mais, dans les faits, les humains dépendent aujourd’hui de 50 000 espèces sauvages qui sont directement utilisées : arbres, plantes, champignons, poissons, oiseaux, mammifères, coquillages, crustacés, etc. Au moins deux tiers des populations à faible revenu sont directement tributaires de cette biodiversité, avec 1,5 milliard de personnes dépendant de plantes, algues ou champignons sauvages pour vivre, et 2,8 milliards de personnes dépendant d’une biomasse sauvage, comme le bois, pour obtenir de l’énergie (soit la moitié de la masse de bois récoltée dans le monde). C’est colossal !
L’utilisation durable des espèces sauvages est donc centrale, notamment pour de nombreux peuples autochtones et communautés locales représentant presque la moitié (45 %) de la population mondiale. Or, avec le commerce mondial ou à grande échelle, de nombreuses pratiques non durables se sont développées depuis plusieurs décennies : un tiers des stocks de poissons sauvages marins sont surexploités – sans parler des prises accessoires de nombreux vertébrés marins – et une espèce d’arbre sur dix est en danger d’extinction du fait de l’extraction du bois réalisée majoritairement sur des espèces sauvages. S’ajoutent des pressions croissantes exercées sur ces espèces sauvages – modifications de l’usage des terres, pollutions, espèces exotiques envahissantes, changement climatique… – et la complexité de substituer à ces espèces sauvages des espèces domestiques non dépourvues de conséquences environnementales.
Le rapport mentionne de nombreuses voies d’amélioration des modalités de prélèvements d’espèces sauvages, y compris en regard d’activités qui pourraient sembler marginales, mais dont l’importance se révèle cruciale (par exemple, chasse récréative, collecte de plantes ornementales, etc.). Sur un plan général, Il faut modifier profondément l’utilisation des espèces sauvages dans le cadre du commerce mondial pour la rendre durable. L’évaluation fait des préconisations en ce sens et rappelle quelques éléments de base indispensables : les actions menées doivent respecter la justice, le droit des populations et l’équité. Ainsi, on ne peut pas demander le même effort au village qui pratique une pêche locale de subsistance et aux flottes industrielles qui naviguent sur plusieurs océans. Ces principes peuvent sembler évidents, mais il est indispensable de les rappeler de manière documentée quand on voit à quel point les accords sur ces questions sont difficilement établis.
Quelle est la deuxième évaluation validée ?
P. G. : La deuxième évaluation porte sur les multiples valeurs de la nature, au sens large. Elle fait intervenir davantage les chercheurs et chercheuses en anthropologie, sociologie et philosophie, notamment. Cette notion de valeurs est très importante, car la manière dont l’humain se positionne par rapport à la nature est étroitement liée à la valeur qu’il lui accorde. Dans nos mondes occidentaux, on se nourrit de la nature, on l’exploite mais on ne vit pas « avec » ni « au sein de » et encore moins « en tant que » : nous n’avons pas de vision culturelle de notre inclusion à la nature. Avec l’urbanisation du monde, c’est une manière de vivre qui a tendance à devenir dominante. Pour inventer un monde durable, nous avons besoin de rendre visibles et d’intégrer les autres valeurs dans les décisions politiques et économiques, et de ne pas privilégier les valeurs instrumentales marchandes. Grâce au caractère interdisciplinaire de ses analyses et à sa représentation internationale, l’Ipbes est bien placée pour analyser ces conceptions différentes. Mais ce n’est pas une démarche naïve : l’idée est d’identifier des méthodes de mesures et d’évaluation scientifique de l’importance et de l’influence de ces valeurs, afin qu’elles puissent être prises en compte de manière économique et politique.
Quelles sont les principales difficultés pour proposer des pistes de développement durable ?
P. G. : Les évaluations de l’Ipbes s’efforcent d’être inclusives et participatives, avec bien évidemment les études scientifiques mais aussi les savoirs autochtones et locaux, ces derniers étant en général moins pris en compte dans les décisions politiques. Plus encore, nous devons apprendre et intégrer les différentes valeurs de la nature dans le fonctionnement de nos sociétés, ce qui suppose des mécanismes sociaux et des efforts politiques et économiques.
L’autre difficulté est que le monde change rapidement : changement climatique et de biodiversité, augmentation de la population humaine, urbanisation, innovations technologiques aux externalités importantes, négatives comme positives. Nous sommes dans une transition instable difficile à évaluer et à prévoir : pour construire un monde durable, il nous faut accompagner voire devancer les changements que nous avons nous-mêmes initiés.
- 1Directeur de recherche au CNRS, Philippe Grandcolas est écologue et systématicien de formation. Ses travaux sont dédiés à la systématique et la biologie de l’évolution des insectes, l’exploration du vivant via des approches comparative et phylogénétique. Il a fondé et dirigé l’Institut de systématique, évolution, biodiversité (UMR 7205 ISYEB), a été représentant du Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN) au comité de pilotage scientifique de l’Alliance nationale de recherche pour l’environnement (AllEnvi), président du Conseil scientifique et pédagogique du programme « Sud expert plantes/Développement durable » (SEP2D) de l’AFD et vice-président du Science Comittee du Global Biodiversity Information Facility (GBIF). Il est directeur adjoint scientifique à l’Institut écologie et environnement du CNRS depuis mai 2022.
- 2Sous l'égide du Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE), du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) et de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
- 3Cette délégation comprend des représentants du Ministère des Affaires étrangères, du Ministère de la Transition écologique et du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche, de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité, de l’Office français de la biodiversité, de l’IRD et du CNRS.