« Décarboner la production de l’énergie est une évidence »
Selon l’Office européen des brevets, le CNRS figure dans le top 10 mondial des organismes publics de recherche en matière d’innovation dans les technologies bas carbone. Tour d’horizon des avancées scientifiques et innovations issues de l’organisme avec Abdelilah Slaoui, responsable de la cellule Énergie du CNRS.
Malgré un ralentissement récent, l’innovation en matière de technologies énergétiques propres a progressé très vite au cours de la dernière décennie1 …
Abdelilah Slaoui2 : Oui, pour faire face à la fois au changement climatique et à l’augmentation des besoins de la population humaine, décarboner la production de l’énergie et rationaliser son usage sont une évidence. Pour cela, le développement de technologies nouvelles, avec une empreinte carbone la plus faible possible, est indispensable. Ces solutions de demain doivent intégrer les questions de ressources limitées, de durabilité des matériaux et systèmes, de sobriété en termes de dépense énergétique, sans oublier la fiabilité. Ce sont par exemple des batteries sans lithium, des modules photovoltaïques conçus avec des matériaux abondants comme le fer ou le zinc, ou des polymères biosourcés. Certaines de ces technologies sont déjà utilisées au niveau industriel, d’autres sont relativement matures et ont besoin d’être déployées. Mais une grande partie de ces solutions n’en sont encore qu’au stade du prototype et nécessitent une recherche fondamentale.
Les innovations françaises représentent plus de 4 % des innovations mondiales dans le secteur des énergies propres. Comment s’organise la recherche publique en France sur le sujet ?
A. S. : De grands organismes de recherche, comme le CEA et bien sûr le CNRS avec ses partenaires universitaires et grandes écoles, développent des recherches sur les énergies dites « bas carbone ». Il en est de même pour des organismes comme l’IFP Énergies nouvelles (IFPEN3 ), l’Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer) et bien d’autres. D'importantes infrastructures de recherche existent aussi sur l'énergie, par exemple dans le domaine de l'énergie solaire thermique (FR-SOLARIS, portée par le CNRS), de l'énergie marine (THeoREM, portée par Ifremer et l’École centrale de Nantes) ou de l’énergie nucléaire par fusion (WEST, portée par le CEA).
Et le rôle du CNRS plus précisément ?
A. S. : Le CNRS s’intéresse à tous les aspects d’une énergie sûre, propre et efficace, de sa production à son usage, en passant par la distribution (réseaux électriques et de chaleur, etc.). Plus de 200 unités de recherche couvrent les énergies renouvelables (solaire, éolien, biomasse, etc.), le nucléaire (gestion des déchets, nouveaux réacteurs, fusion, etc.), le stockage (batteries, souterrains), le transport (combustion, bio-carburant, hydrogène, piles à combustible, etc.), l’efficacité énergétique dans les bâtiments et l’industrie, ou encore les nouveaux systèmes énergétiques en incluant les aspects socioéconomiques. Avec ses groupements et fédérations de recherche (voir encadré), le CNRS met également en commun sur une même question des compétences développées dans des laboratoires distincts. Par son interdisciplinarité, il peut répondre aux différentes facettes technologiques et socio-économiques des énergies propres, des plus fondamentales aux plus appliquées : c’est dans l’ADN des activités de recherche de l’organisme. Il est ainsi capable de proposer des solutions mais aussi d’analyser les contraintes économiques, sociales, environnementales qui font obstacle à ces pistes. C’est le message que je ferai passer au Sustainable Energies Forum, qui rassemble des institutions de recherche, des industriels et des ONG autour de la transition énergétique le 6 juillet prochain.
Compte tenu de l’importance sociétale de l’énergie, le CNRS a lancée dès 2012 la Cellule Énergie qui vise à coordonner et animer ces activités de recherche menées dans les dix instituts du CNRS et à contribuer de manière significative à la Stratégie nationale de recherche sur l'énergie (SNRE4 ), voire à la feuille de route européenne, notamment le Green Deal. La transition énergétique figure d’ailleurs parmi les six défis du dernier Contrat d’objectifs et de performance 2019-2023 du CNRS.
- 1Étude sur les principales tendances mondiales en matière d’innovation dans le domaine des énergies propres, menée conjointement par l’Office européen des brevets et l’Agence internationale de l’énergie. https://www.epo.org/service-support/publications_fr.html?pubid=229#tab3
- 2Directeur de recherche au CNRS au Laboratoire des sciences de l’ingénieur, de l’informatique et de l’imagerie (ICUBE, CNRS/Université de Strasbourg), Abdelilah Slaoui est directeur adjoint scientifique de l’Institut des sciences de l'ingénierie et des systèmes (INSIS) et responsable de la cellule Énergie du CNRS depuis 2017.
- 3Successeur de l'Institut français du pétrole (IFP), l’IFP Énergies nouvelles (IFPEN) est un établissement public national à caractère industriel et commercial avec des missions de recherche et de formation.
- 4Dans le cadre de la stratégie nationale de recherche (SNR) inscrite dans la loi pour l’Enseignement supérieur et la Recherche du 23 juillet 2013, la SNRE, dévoilée en 2016 par les ministres de l’énergie et de la recherche, constitue un « outil de stratégie pour les acteurs français de la recherche et de l’innovation afin de permettre l’émergence du système énergétique de demain ».
Une recherche structurée au CNRS
Le CNRS a mis en place de grands réseaux de recherche sur des thèmes clés de la recherche énergétique, comme l’hydrogène et les piles à combustible (fédération H2, rassemblant 28 laboratoires), l’énergie solaire (FédEsol, 27 laboratoires) et le photovoltaïque solaire (Fed-PV, 10 laboratoires), le stockage électrochimique (RS2E, 17 laboratoires, impliquant le CEA, l’IFPEN, l’INERIS et des acteurs industriels) ou encore la fusion nucléaire (FCM-ITER, avec le CEA).
Des groupements de recherche (GdR) permettent également de rassembler des compétences. Par exemple, le GdR Solar Fuels vise à développer la production de carburants solaires par photo-catalyse, photo-électrocatalyse et photosynthèse artificielle, et le GdR Matériaux de construction biosourcés comprend des activités aussi diverses que le développement d'un mur biosourcé, activé à l'aide d'un capteur solaire pariétal, ou la valorisation des cendres de boues d'épuration dans des matériaux cimentaires.
Le CNRS lance également chaque année des appels à la recherche fondamentale dans tous les domaines. Les derniers concernaient par exemple le stockage de l'énergie, la gestion de l'énergie, la capture, séquestration et valorisation du CO2, avec un budget annuel cumulé qui dépasse le million d’euros.
Plusieurs entreprises automobiles (PSA, Renault, Valeo) et aérospatiale (Safran) figurent parmi les principaux déposants de brevets français. Quels sont les liens du CNRS avec le monde industriel ?
A. S. : Au niveau R&D, toutes les entreprises veulent pénétrer ce marché fort, notamment dans la production d’énergie, l’aviation et l’automobile. Pour cela, la plupart a besoin d’un appui des académiques, en particulier sur les sujets qui nécessitent encore des développements fondamentaux. L’innovation française est donc portée à la fois par des entreprises et des institutions de recherche.
Le CNRS apporte à un industriel une interdisciplinarité couvrant toutes les technologies et incluant les SHS, et une vision du « temps long » nécessaire à l’innovation de rupture. Notre démarche est de co-construire avec notre partenaire industriel une feuille de route scientifique dès lors que ses propres enjeux de R&D croisent nos thématiques de recherche, qu’il cherche à ouvrir son horizon au-delà de ses impératifs de production, et qu’il recherche un partenariat équilibré où les intérêts de chaque partie sont compris, respectés, préservés. C’est ce qui est fait avec de grands groupes en relation avec l’énergie comme EDF, Engie, Solvay, Total ou Faurecia et beaucoup d’autres, sous différentes formes : laboratoire commun, chaire industrielle, bourses de thèse, projets exploratoires, projets collaboratifs nationaux ou dans le cadre de programmes européens. Un exemple parmi d’autres est celui des Instituts de la transition énergétique1 , comme l'Institut photovoltaïque d'Île-de-France (IPVF) dans le domaine du solaire photovoltaïque avec Air Liquide, EDF, Horiba, Riber et Total.
La collaboration avec le partenaire industriel peut également se nouer autour d’innovations ciblées, via CNRS innovation, la filiale nationale du CNRS qui gère la valorisation des résultats de recherche de nos laboratoires (incluant notamment un programme d’exploitation des brevets issus de nos laboratoires, ou un programme d’accompagnement au développement de start-up issues de ces laboratoires).
À l’étranger, le CNRS a aussi des International Research Laboratories2 en partenariat avec des industriels sur le sujet, comme Eco-Efficient Products & Processes Laboratory (E2P2L) dédié à la chimie verte à Shanghaï avec le groupe Solvay.
Les scientifiques du CNRS ont-ils l’esprit d’entreprise dans le domaine ?
A. S. : L’organisme a généré ou soutenu de nombreuses start-up dans le domaine, plus d’une cinquantaine entre 2001 et 2019. Dans le photovoltaïque, il y a par exemple la start-up G+LYTE, soutenue par le CNRS et CNRS Innovation, qui a reçu le Trophée de l'innovation, dans la catégorie innovation transition énergétique, décerné par l'agence d'innovation Hauts-de-France Innovation Développement en 2020. La start-up Tiamat travaille sur des batteries de nouvelle génération à base de sodium-ion et Sphere conçoit de nouveaux instruments de mesure et de test adaptés aux recherches les plus en pointe sur le stockage de l'énergie. Greenwake Technologies propose une solution brevetée d'alimentation à distance de capteurs par des micro-ondes. H2SYS commercialise des générateurs électriques à hydrogène pour un usage domestique. Conçu par la start-up Dracula Technologies, LAYER est un système photovoltaïque organique capable d’alimenter des objets connectés à faible consommation d’énergie, qui a été présenté au CES 2021 qui rassemble la fine fleur mondiale des nouvelles technologies. Quantia y a aussi exposé un chauffe-eau d’un nouveau genre qui utilise les eaux grises, en particulier celles issues d’une douche ou d’un bain, et récupère 90 % de leur chaleur. Les thématiques sont nombreuses et variées, et nos scientifiques déposent de plus en plus de brevets chaque année.
Comment se place la France par rapport au reste du monde sur ce sujet ?
A. S. : D’après l’étude, la France est le deuxième pays européen en matière d’innovation dans les énergies sobres en carbone, derrière l’Allemagne, et le sixième pays au niveau mondial. En termes de publications scientifiques, notre pays est en tête en Europe. Mais, il faut encore travailler à passer plus rapidement de la compétence et l’expertise à l’industrialisation, et les stratégies d’accélération lancées récemment par le gouvernement vont dans ce sens. Le CNRS est fortement mobilisé, en particulier dans le domaine de l’hydrogène.
Pour mutualiser les efforts de recherche et les financements, et étant donné l’urgence climatique, il est également indispensable de travailler en collaboration au niveau européen voire international. Les changements climatiques auront de toute façon des conséquences à l’échelle mondiale qui ne s’arrêteront pas aux frontières. Nous travaillons en particulier avec l’Allemagne car nos approches sont comparables, mais on peut également citer l’Australie avec laquelle nous avons mis en place un International Research Network3 (IRN) sur les batteries et l’hydrogène (FACES), Singapour avec un IRN sur les systèmes énergétiques et réseaux (ENERGIES), le Japon bientôt sur l’hydrogène, mais aussi les États-Unis ou encore certains pays africains via un récent appel à projet du CNRS. Compte tenu de notre potentiel de recherche, nous voulons aussi développer notre participation aux projets européens dans le cadre de la nouvelle feuille de route Europe du CNRS.
- 1Plates-formes interdisciplinaires dans le domaine des énergies décarbonées, rassemblant les compétences de l'industrie et de la recherche publique, lancées par le gouvernement en 2011 pour « doter la France de filières économiques compétitives » dans le secteur.
- 2Ces outils structurent en un lieu identifié la présence significative et durable de scientifiques d’un nombre limité d’institutions de recherche françaises et étrangères (un seul pays étranger partenaire).
- 3Ces outils structurent une communauté scientifique à l’international, composée d’un ou plusieurs laboratoires français, dont au moins un laboratoire du CNRS, et de plusieurs laboratoires à l’étranger, autour d’une thématique partagée ou d’une infrastructure de recherche.