« La pandémie interroge notre façon de faire de la recherche en SHS »
Un rapport de recherche, fondé sur les contributions de plus de 70 collègues de différentes disciplines SHS, montre que la recherche en sciences humaines et sociales s’est massivement mobilisée durant la pandémie de Covid-19. Ses coordinateurs scientifiques – Marie Gaille, philosophe et directrice adjointe scientifique de l’INSHS, et le sociologue Philippe Terral, professeur à l’Université Toulouse Paul Sabatier – partagent les enseignements de cette période particulière.
L’INSHS vient de publier un rapport intitulé « Les sciences humaines et sociales face à la première vague de la pandémie de Covid-19 – Enjeux et formes de la recherche », disponible en ligne. Quels en sont les messages clés ?
Philippe Terral1 : Dans ce rapport, nous avons essayé de réaliser le travail de compilation et d’agrégation interdisciplinaire, nécessairement non exhaustif, qui manque souvent aux travaux en SHS, afin notamment d’éclairer les décideurs et les citoyens. Tout en considérant qu’elles ont bien sûr également besoin de creuser leurs sillons disciplinaires, l’enjeu est ici de rendre les recherches en sciences humaines et sociales collectivement visibles et lisibles, et de présenter ce que ces sciences peuvent dire sur la crise que nous traversons. Il y a eu un mouvement fort de nos collègues qui souhaitent que leurs travaux servent.
Marie Gaille2 : Ce rapport fait état des connaissances et aussi des questions de recherche qui restent à instruire. Il examine également la manière dont la pandémie interroge notre façon de faire de la recherche en SHS : au-delà des dynamiques sur les sujets, elle a aussi contribué à ce que les principes de science ouverte se diffusent et elle a poussé les scientifiques à inventer de nouveaux dispositifs méthodologiques pour leurs enquêtes en temps de confinement ou dans des terrains difficiles d’accès (Ehpad, sociétés politiques non démocratiques/autoritaires, etc.). Les dispositifs de collaboration entre disciplines ont aussi été renforcés, avec des explorations plus audacieuses que de coutume, par exemple entre économistes et épidémiologistes sur la modélisation de l’incertitude, c’est-à-dire aussi avec des disciplines extra-SHS.
Cette crise amène la société et les personnes à se poser des questions fondamentales, sur la valeur de la vie par exemple, mais aussi à faire des choix de société, sur l’éducation des jeunes, les mesures pour l’emploi, la culture, les politiques de protection sociale et sanitaire, la place de l’expertise, etc. Elle est un objet de recherche qui balaye tous les aspects de la vie, un « fait social total » qui a été abordé à travers plusieurs filtres sanitaires, économiques, politiques. C’est important à prendre en compte pour le présent et pour l’analyse des conséquences, car cette pandémie oriente les choix de société futurs sur le changement climatique, l’environnement, nos relations aux espèces animales, la place des groupes vulnérables dans la société et l’enjeu de leur capacité à décider pour eux-mêmes, etc.
Votre rapport indique que l’on « pose régulièrement la question de son utilité » à la recherche en sciences humaines et sociales. Pourtant, la situation dans le monde a mis en évidence l’importance des SHS dans la gestion d’une crise sanitaire et économique comme celle du Covid-19.
M.G. : Je m’étonne toujours de l’étonnement face à l’importante mobilisation des SHS sur ces sujets. Au-delà des questions biomédicales et des sciences du numérique, la crise que nous traversons est sociale, économique, culturelle. Le politique s’est d’ailleurs tourné vers les SHS rapidement, mais dans l’espoir d’obtenir des réponses ou des outils d’aide à la décision pour comprendre et orienter les comportements face à la crise. Certains chercheurs répondent à cette demande, mais nos disciplines proposent tout autant, voire d’abord, une analyse de la manière dont la société s’adapte, un regard critique sur les solutions choisies, une mise en perspective de la façon dont le gouvernement considère et s’adresse aux citoyens.
À titre d’illustration, les SHS avaient alerté tôt sur l’importance de la vie culturelle pour les personnes, mis en lumière les adaptations précoces du secteur, et questionné la notion de « biens essentiels » bien avant les fortes mobilisations récentes du monde de la culture face aux restrictions. Les comparaisons nationales et internationales menées par les SHS montrent aussi la diversité des configurations et, partant, des problématiques soulevées par cette crise : par exemple, la France a mis en place une gestion nationale qui fait moins appel aux pouvoirs locaux que sur le continent latino-américain et cela génère des questionnements différents sur les formes de gouvernement et de gestion de la pandémie.
P.T. : Pour ma part, je suis étonné que les SHS n’aient pas été plus visibles encore ! Avec la sidération et l’urgence, la médecine et les sciences bio-médicales ont pris le devant de la scène mais la manière dont les personnes appréhendent et vivent cette crise relève également des SHS. Le capital de recherche que celles-ci représentent par leurs diversités éclaire la situation sous d’autres regards qui, s’ils s’effacent ou sont moins promus, invisibilisent certains modes de vie et problématiques. On pense par exemple aux personnes les plus vulnérables. Au-delà d’outils d’aide à la décision, nourrir la compréhension et ouvrir le regard politique vers des situations et des modes de vie moins visibilisés et donc identifiés est probablement un des enjeux des éclairages produits par les recherche en SHS.
Par ailleurs, au cours de la période particulière que nous vivons, les collaborations des chercheurs et chercheuses en SHS avec des non-scientifiques – professionnels, usagers, bénéficiaires – se sont encore accrues. En tant que sources d’informations bien sûr, mais pas seulement. La question du transfert de connaissances entre les chercheurs et non chercheurs s’est posée avec une plus grande acuité. Les rapports entre science et société évoluent et la place de l’expertise et du statut d’expert est questionnée. Construire des connaissances robustes est difficile dans une situation qui évolue sans cesse, où chacun a la parole, où les nombreuses informations – vraies ou fausses – se diffusent rapidement. Les SHS sont également précieuses pour interroger la production de connaissances en elle-même, en tant que phénomène social, construit. Elle peuvent s’en saisir comme un objet de recherche et posent alors la question des responsabilités des organismes et notamment des scientifiques face aux fake news, de nos façons de travailler, de l’éthique de la recherche.
Les SHS sont au cœur de la réponse des communautés scientifiques face à la crise. Quelles actions ont été menées au sein du CNRS ?
P.T. : Une des impulsions de la mobilisation des recherches en SHS sur la crise a été donné par le géographe Luc Gwiazdzinski, membre de la MSH Alpes, elle-même active au sein du réseau national des Maisons des sciences de l'Homme3 (MSH). Lancé dès le 16 mars, son appel à projets CODE-VIRUS pour constituer un collectif de travail a recueilli plus de 600 réponses en quelques semaines. Cela traduisait la volonté des chercheurs et chercheuses d’être utiles et de s’engager avec leurs outils propres émanant des SHS. Le réseau des MSH a ensuite mis en place un groupe pilote composé des MSH Alpes, d’Alsace et de Toulouse pour accompagner cette dynamique, en lien avec Marie Gaille. Avec leur maillage territorial et leur ancrage local, les MSH contribuent de façon large à repérer, solliciter, confronter, agréger les contributions des SHS tout au long de cette crise.
M.G. : Le CNRS et l’Inserm ont créé, courant mars 2020, un dispositif national de coordination HS3P-CriSE4 , sous l’égide des alliances5 Athéna, Aviesan puis AllEnvi, afin de faciliter les remontées d’informations et leur communication auprès des communautés en santé publique et SHS de tous les organismes et universités. Il s’agissait de faire du lien entre les équipes et de partager les avancées de recherche, mais aussi les outils de travail mis en place, par exemple des outils de recherche de données et de documentation, ou des observatoires, notamment dans les Umifre6 . Au-delà des appels à projet nationaux, comme Flash COVID-19 de l’Agence nationale de la recherche (ANR), et des financements propres à des universités ou des organismes comme la CNSA, cela nous a permis d’accompagner la dynamique. Nous disposons, encore aujourd’hui et de façon durable, d’un espace de collaboration, pour esquisser ensemble les orientations que pourrait prendre la recherche dans le futur sur les crises sanitaires et environnementales. Il est matérialisé par un site qui réunit de nombreuses informations et ressources pour le public académique et extra-académique. Deux rencontres scientifiques sont d’ailleurs prévues, la première le 28 janvier prochain sur la santé publique, puis les 29 et 30 juin sur des sujets SHS7 .
- 1Professeur de sociologie au Centre de recherches sciences sociales, sports et corps (Université Toulouse Paul Sabatier), directeur adjoint de la Maison des sciences de l'Homme et de la société de Toulouse et point de contact avec l’initiative HS3P-CriSE au sein du Réseau national des Maisons des sciences de l'Homme.
- 2Directrice de recherche CNRS en philosophie au laboratoire SPHERE (CNRS/Université de Paris), Marie Gaille est directrice scientifique adjointe de l’INSHS depuis 2014 et co-directrice de l’Institut thématique multi-organisme Santé publique d’Aviesan.
- 3Le Réseau national des MSH (RnMSH) fédère 23 Maisons qui sont des Unités de service et de recherche (USR) du CNRS et de ses partenaires, à l’exception de la MSH de Bordeaux (association) et de la Fondation Maison des sciences de l'Homme qui a un statut de Fondation reconnue d’utilité publique.
- 4Pour « Crises sanitaires et environnementales - Humanités, sciences sociales, santé publique ».
- 5Les alliances Athéna, Aviesan et AllEnvi réunissent les principaux acteurs de la recherche publique française respectivement en sciences humaines et sociales, en sciences de la vie et de la santé, et en sciences de l’environnement.
- 6Plusieurs Unités mixtes des Instituts français de recherche à l’étranger (Umifre), placés sous la double tutelle du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères et du CNRS, ont créé des tableaux de bord des données de l’épidémie dans leur pays, ont traduit des articles scientifiques locaux et suivi l’action du gouvernement local. En savoir plus : https://www.hs3pe-crises.fr/ressources/
- 7Intitulé « Les effets de la pandémie de Covid-19 - Documenter, décrire, analyser », il aura lieu sur au Campus Condorcet. Les informations (programme, inscription) seront prochainement disponibles sur le site https://www.hs3pe-crises.fr/ et sur sciencesconf.org