« Nous parlons souvent d'interdisciplinarité au singulier, mais il s'agit des interdisciplinarités »
Deux grands colloques sur l’interdisciplinarité ont marqué cette rentrée 2024. Martina Knoop, directrice de la Mission pour les initiatives transverses et interdisciplinaires (MITI) du CNRS, en détaille les enjeux.
Les colloques « Horizons interdisciplinaires » et « 80 Prime », se sont tenus respectivement les 1er et 2 octobre et le 28 septembre au siège du CNRS à Paris. Quels étaient les objectifs de ces rencontres ?
Martina Knoop : L'interdisciplinarité se décline de mille manières. Nous parlons souvent "d'interdisciplinarité" au singulier, mais pour moi, il s'agit des "interdisciplinarités" : celles qui réunissent des domaines très proches, mais aussi celles qui allient des disciplines sans lien apparent, sans communauté de pratiques partagées. Cette diversité est essentielle et il est donc normal que l'interdisciplinarité soit hétérogène. Ce qui compte avant tout, c’est que la question scientifique soit au cœur des projets. Avec ces deux colloques, nous avons souhaité mettre en avant ces interdisciplinarités, leurs nuances, leurs défis, leurs enjeux et leurs outils et réunir les scientifiques engagés dans ces projets à l’interface des disciplines.
Ces rencontres ont mis en avant des questions autour des doctorats interdisciplinaires. Des parcours qui ouvrent de nombreuses portes, mais en ferment aussi. Quelles sont les principales barrières que rencontrent ces doctorants sur le marché de l'emploi, tant académique que non-académique ?
M.K. : Recruter des doctorants pour des projets interdisciplinaires présente plusieurs défis. Par exemple, les parcours de formation restent très disciplinaires, et le vivier d’étudiants formé à l’interdisciplinarité n’est pas très grand. De plus, il est aujourd’hui impossible, par exemple, d'inscrire un étudiant en histoire dans une école doctorale de mathématiques. Même si certaines universités font des efforts pour assouplir les conditions d’admission, les freins restent nombreux. De l’autre côté, notre enquête sur les carrières a montré que parmi les scientifiques avec profil interdisciplinaire recrutés au CNRS, une grande majorité (environ deux tiers) a déjà une expérience de l’interdisciplinarité, souvent depuis la thèse. Ceci dit, les retours qu’on a sur le recrutement d’enseignants-chercheurs, montrent un certain repli disciplinaire, souvent pour des questions d’enseignement. Il faut ajouter que la situation peut être plus favorable sur le marché non-académique, ou les profils thématiques des thèses peuvent davantage résonner avec les besoins des employeurs.
Dans quelle mesure la formation doctorale interdisciplinaire contribue-t-elle à la dynamique de recherche du CNRS ?
M.K. : Elle s’inscrit dans des projets qui se construisent sur trois ans, avec une approche sur le long terme. Les doctorants apprennent différentes méthodes et sortent d'un cadre rigide, ce qui les pousse à penser "out of the box". Ce type de formation favorise le développement de chercheurs capables de naviguer entre des disciplines, ce qui est un atout pour des collaborations innovantes au sein du CNRS.
Quels dispositifs le CNRS et la MITI ont-ils mis en place pour mieux valoriser ces parcours interdisciplinaires et faciliter leur insertion professionnelle ?
M.K. : Nous avons lancé plusieurs initiatives, notamment des webinaires à destination des doctorants, abordant des sujets comme la gestion des conflits dans une équipe de recherche ou les perspectives de carrière après la thèse. Nous travaillons également avec le Comité national du CNRS1
autour des carrières, afin de comprendre si l'interdisciplinarité constitue un frein pour l’évolution de carrière. Nous réfléchissons aussi à des outils pour aider les jeunes chercheurs et chercheuses, à plus facilement mettre en place des consortia interdisciplinaires. Cela va de la mise en relation entre équipes de disciplines variées autour d’un sujet commun, à la réflexion sur les freins méthodologies au cours de la mise en œuvre de projets interdisciplinaires. Savoir co-construire, apprendre à définir des objectifs scientifiques communs, s’accorder sur le parcours d’un projet nécessite des techniques et un langage commun, qui ne sont pas toujours faciles à développer entre des disciplines différentes. D'ici l’année prochaine, nous prévoyons de lancer une mini-école, axée sur le développement de compétences méthodologiques pour construire l’interdisciplinarité comme un véritable atout.
Le manque de revues spécialisées dans l'interdisciplinarité est vu comme un frein. Un espace qui y serait dédié sur la plateforme HAL2
a été annoncé lors des colloques. Quels en sont les objectifs ?
M.K. : Cet espace devrait être créé sur HAL d'ici la fin de l’année. L’idée est de rassembler en un lieu toutes les productions des équipes lauréates de la MITI, tout en restant ouvert à d'autres projets interdisciplinaires. Nous voulons créer une collection accessible à la communauté scientifique et élargir le spectre des contributions au-delà de celles de la MITI. Puisque le CNRS met déjà 80 % de ses publications sur HAL, c’est le bon endroit pour valoriser ces travaux.
Une étude de la MITI sur les projets interdisciplinaires a été présentée pendant le colloque "Horizons interdisciplinaires". Comment la résumer ?
M.K. : Cette étude s’est intéressée au devenir des projets soutenus par la MITI. Elle montre notamment que 98 % des chercheurs ayant collaboré sur ces projets souhaitent poursuivre leurs collaborations. De plus, une grande majorité (80 %) envisage de soumettre des demandes de financement à l’ANR pour prolonger ces projets, ou – dans une moindre mesure - à d’autres financeurs. Cela démontre un véritable effet levier. La MITI est donc perçue comme un outil efficace pour initier de nouvelles collaborations, et ses appels à projets, légers et agiles, sont considérés « simples » par rapport à d'autres dispositifs.
Pouvez-vous nous parler de l’impact du programme "80 Prime" (voir encadré) sur la coordination inter-instituts ?
M.K. : Le programme "80 Prime", lancé en 2019, structure les interactions inter-instituts avec des projets interdisciplinaires co-portés par au moins deux instituts. Ce programme a fluidifié les interactions entre les instituts et notamment les directeurs scientifiques (DAS) du CNRS. Si les deux premières années ont été plus complexes, les efforts ont porté leurs fruits et, désormais, les retours des instituts sont très positifs. Ce programme a permis une meilleure appropriation des collaborations interdisciplinaires par les instituts, avec une co-construction des projets tout au long de l’année.
Le programme 80|Prime
Lancé pour marquer l’anniversaire des 80 ans du CNRS en 2019, le programme 80|Prime soutient des projets de recherche interdisciplinaires multi-équipes dans le cadre de la Mission pour les initiatives transverses et interdisciplinaires du CNRS (MITI). Originaux et en rupture, ces projets sont construits avec l’expertise combinée d’au moins deux laboratoires issus d’instituts du CNRS distincts. Cela représente au moins 160 équipes tous les ans et ce programme permet de mettre en avant et de structurer certaines thématiques situées à l’interface des disciplines. Les 80 projets sélectionnés bénéficient d’un budget annuel maximal par projet de 30 000 euros par an sur deux ans. Particularité par rapport aux autres appels à projets de la MITI : un contrat doctoral de 3 ans est adossé aux projets sélectionnés, afin de favoriser la formation par et pour la recherche et d’initier des doctorants aux approches interdisciplinaires.
Quels sont les leviers à renforcer pour pérenniser ces collaborations interdisciplinaires ?
M.K. : Il est essentiel de vérifier chaque année que les outils proposés par la MITI sont adaptés aux besoins des chercheurs et chercheuses et de leurs questionnements scientifiques. Par exemple, notre appel à projets sur la mobilité peut permettre à des chercheurs de se former dans d’autres laboratoires. Certains instituts, comme CNRS Chimie, ont aussi mis en place des projets Emergence1
, en amont des projets MITI, pour construire un parcours dans la durée et favoriser le développement de nouvelles idées. Nous devons continuer à adapter et à ajuster nos dispositifs pour répondre aux attentes des équipes de recherche.
Le bilan des projets "80 Prime" montre aussi un brassage géographique et des collaborations entre régions…
M.K. : Le brassage géographique est une véritable richesse pour la dynamique scientifique du CNRS. En moyenne, un tiers des projets sont menés par des équipes situées sur le même site, mais les autres s’étendent sur tout le territoire, de Brest à Paris, en passant par Perpignan. Cela montre que les collaborations ne se limitent pas aux grands centres de recherche et que le CNRS est bien implanté sur l’ensemble du territoire, avec des échanges fructueux entre ses différents sites.
Pour conclure, quelles actions futures la MITI envisage-t-elle ?
M.K. : Nous allons continuer notre mission de soutenir des projets exploratoires ou émergents. Chaque année, nous lançons environ 200 nouveaux projets. Notre objectif est de mieux suivre ce que ces projets deviennent une fois leur financement CNRS terminé. La consolidation des dynamiques scientifiques est importante, si on veut inscrire des dynamiques dans la durée. Peut-être complèterons-nous notre enquête pour évaluer l'impact des collaborations quelques années après leur lancement. Nous continuons à travailler sur d’autres aspects qui peuvent être des freins à l’interdisciplinarité, comme la visibilité des publications, et dans un sens plus large la reconnaissance des parcours. L'idée est de construire un écosystème de recherche qui permette aux chercheurs et chercheuses engagés dans des projets interdisciplinaires de s'épanouir pleinement au CNRS.
- 1L’objectif de l’appel à projets Emergence@CNRSChimie consiste à mieux accompagner les chargés de recherche ou maîtres de conférence en finançant une bourse post-doctorale pour un projet novateur par rapport à l’état de l’art et en encourageant la prise de risques.
Défis et excellence interdisciplinaire à CNRS Sciences informatiques
Depuis 2019, le programme 80 Prime a modifié la manière dont CNRS Sciences informatiques aborde l’interdisciplinarité. « Le début a été perturbant, mais assez vite nous avons trouvé notre rythme de croisière », explique sa directrice, Adeline Nazarenko. Le programme a permis à l’institut de structurer une politique scientifique ambitieuse, en dépassant la concurrence entre instituts.
L’un des principaux défis a été de définir ce qu’est une thèse interdisciplinaire et d’établir un mode opératoire adapté. « Nous avons mis en place un système de discussions entre instituts pour extraire les meilleurs sujets», détaille Anne Siegel, directrice adjointe scientifique Interdisciplinarité au sein de l’institut. Le partenariat avec CNRS Sciences humaines et sociales a particulièrement renforcé cette démarche, avec un tiers des projets impliquant ces disciplines. Elle souligne aussi que, « dans certains cas, la thèse permet de concrétiser et consolider une collaboration existante mais dans d’autres, il s’agit vraiment d’émergence. »
On observe que les collaborations les plus fortes de CNRS Sciences Informatiques sur le programme se font avec les instituts dont les frontières disciplinaires sont plus éloignées, plutôt que ceux traditionnellement plus proches, tels que CNRS Mathématiques ou CNRS Ingénierie. Une approche qui, si elle n’a pas été calculée, démontre de la volonté d’élargir le champ des recherches interdisciplinaires et de croiser des domaines parfois inattendus.
Certains projets se démarquent par leur originalité, comme celui de Paolo Frasca1 , qui a développé une collaboration avec le laboratoire de SHS GEMASS sur l'étude des dynamiques de l’attention dans les médias sociaux, ou celui de Christine Chevallereau2 , dont les recherches communes avec le Museum d’Histoires naturelles, s’inspirent des postures d’oiseaux pour concevoir des robots. « Ces projets montrent comment l’interdisciplinarité peut conduire à des résultats scientifiques remarquables », précise Anne Siegel.
L’intégration des doctorantes et doctorants dans cet écosystème interdisciplinaire constitue également une force. « Certains projets n’auraient jamais été retenus dans le cadre d’une école doctorale classique, mais grâce à 80 Prime, ils ont pu voir le jour », ajoute Adeline Nazarenko. Ce dispositif offre ainsi une véritable opportunité pour les jeunes chercheurs et les jeunes chercheuses.
Avec 94 projets au total, dont 35 pilotés par l’institut, le programme a bien trouvé sa place. « Le dialogue avec les autres instituts s’est renforcé, et les propositions de projets deviennent de plus en plus ambitieuses », insiste la directrice.