La recherche prend en compte son impact environnemental
Dans la foulée d’une recommandation du Comité d’éthique du CNRS, de plus en plus d’initiatives scientifiques prennent en compte l’impact environnemental des pratiques de recherche, tout en s’efforçant de le minimiser.
Dans son avis rendu fin 2022 sur l’intégration des enjeux environnementaux à la conduite de la recherche, le Comité d’éthique du CNRS (Comets)1 préconisait de « diffuser une culture de l’impact au sein de la communauté scientifique ». Plus d’un an après, il semblerait que son appel ait été entendu par les différents acteurs de la recherche français : de plus en plus d’initiatives intègrent, dès la conception d’un projet de recherche, quelle que soit son ampleur, les impacts environnementaux des futurs travaux scientifiques et, pour corollaires, des solutions pour les minimiser. Tour d’horizon des principales manières de procéder.
Sensibiliser aux impacts des missions
De plus en plus sensibilisée et désormais pleinement consciente des impacts – en particulier en termes d’émission carbone – engendrés par ses recherches, la communauté scientifique cherche dorénavant soit à les éviter, soit à les réduire ou les compenser, comme le souligne Pierre Barré, directeur de recherche CNRS au Laboratoire de géologie de l'École normale supérieure2 et co-directeur du programme et équipements prioritaires de recherche (PEPR)3 FairCarbon : « on ne peut pas avoir une neutralité carbone dans un projet scientifique, à moins de stocker du carbone, mais on peut s’efforcer de contribuer le moins possible aux émissions de gaz à effet de serre (GES) ».
Afin de fournir aux acteurs de ce PEPR les ordres de grandeur de son impact carbone, la direction de FairCarboN a organisé une journée de sensibilisation permettant à au moins un membre de chaque projet ciblé ou lauréat d’un appel à projets financés par le PEPR de participer à un atelier Ma Terre en 180 minutes. Lancé en novembre 2020 par des scientifiques grenoblois, Ma Terre en 180 minutes est le premier atelier collaboratif issu du monde académique visant la construction de scénarios de réduction de son empreinte carbone à l’échelle de son laboratoire. Conscients des vertus de cet atelier de transition environnementale, le CNRS et l’IRD l’avaient d’ailleurs inscrit parmi les actions au programme de leur initiative « Décarbonons ! Une trajectoire bas carbone pour l’ESR », qui avait permis la formation de 60 animateurs supplémentaires en 2023. Ainsi sensibilisés aux impacts de leurs activités et notamment de leurs missions effectuées en avion, les scientifiques membres du PEPR vont indiquer, pour chaque projet, leurs actions pour minimiser leurs émissions, via un reporting régulier. Ce reporting recensera par conséquent la batterie de mesures mise en place pour limiter l’impact du programme, par exemple, « réduire les missions sur le terrain en formant des équipes dans les pays du Sud impliquées dans les projets, regrouper les missions, passer des interventions en visioconférence ou des formations en tutoriels, valoriser au mieux toutes les données existantes plutôt que faire de nouvelles missions », détaille le co-directeur de FairCarbon.
Analyser le cycle de vie des instruments scientifiques
Néanmoins, aussi nécessaire que soit la prise de conscience de l’impact des missions effectuées par avion, il est indispensable de former les communautés scientifiques aux impacts de postes encore plus émetteurs, en particulier les achats, responsables pour leur part de 74 % des émissions en carbone du CNRS. Parmi eux, les instruments scientifiques. Deux instituts du CNRS souhaitent mieux évaluer l’impact environnemental de leurs instruments, qui comptent parmi leurs principaux achats, tout au long de leur cycle de vie. D’une part, CNRS Ingénierie a entrepris de recenser des personnes ressources en interne, de manière à expertiser l’impact desdits instruments. Vincent Gerbaud, le référent développement durable de l’institut, explicite cette démarche : « à l'automne 2023, CNRS Ingénierie a fait une enquête des personnes référentes en analyse de cycle de vie4 (ACV) ou en écoconception au sein de ses laboratoires. Il y a eu 72 réponses, dont 16 labos ont répondu avoir identifié parmi leurs membres des personnes qualifiées sur l'ACV. Au total, 38 personnes couvrent des compétences allant d'une utilisation ponctuelle de l'ACV ou de l'écoconception dans leurs pratiques de recherche à une utilisation régulière, voire à la production de nouvelles connaissances ou méthodes d'ACV ou d'écoconception ». D’autre part, à CNRS Nucléaire & Particules, Samuel Calvet, le délégué scientifique pour le développement durable de l'institut, revient sur la prise de conscience de l’impact des instruments scientifiques : « on sait que nos gros instruments scientifiques peuvent avoir un fort impact carbone, notamment par l'usage de gaz fluorés pour le refroidissement de nos détecteurs. Il nous faut désormais intégrer cet impact et donc former les scientifiques pour faire évoluer à moyen terme les détecteurs déjà construits et minimiser l’impact des futurs détecteurs ».
Au vu de leurs problématiques communes, les deux instituts ont décidé de s’associer et de former leurs scientifiques à ces problématiques à travers une action nationale de formation (ANF)5 conjointe, prévue en 2025. Celle-ci, explique Vincent Gerbaud, aura pour objectif « de former plus d'agents et de membres des laboratoires rattachés au CNRS sur ces sujets afin qu'ils en tiennent compte dans leur activité de ces méthodes. Cela peut concerner l'écoconception ou l'utilisation d'une ACV prospective d'un appareil ou d'un projet de recherche mais cela peut aussi concerner l'évaluation par une ACV des résultats de la recherche ». Toutefois, elle ne vise pas à former des « experts en ACV, mais à donner des ordres de grandeur pour – par exemple – la conception des prochains détecteurs », nuance Samuel Calvet.
Calculer pour diminuer
Ces ordres de grandeur, les membres du PEPR Réseaux du futur les connaissent bien. Et pour cause : comme le glisse Serge Verdeyme, son co-directeur pour le CNRS, « nous avions reçu une commande du ministère : quelles recherches mettre en place pour limiter les impacts de la 5G ? ». Ce professeur à l’université de Limoges, spécialiste en électronique des hautes fréquences au sein du laboratoire XLIM6 , assure qu’en conséquence « tous les projets du PEPR, qu’ils se consacrent aux technologies ou à leurs usages, intègrent une dimension d’étude de l’impact environnemental ».
L’un d’eux, « Just Enough Networks », mène une démarche introspective en évaluant l’impact carbone des recherches menées dans le PEPR lui-même. Anne-Cécile Orgerie, directrice de recherche au CNRS au sein de l’Institut de recherche en informatique et systèmes aléatoires7 et directrice du groupement de service EcoInfo, voit dans ce projet qu’elle conduit une façon de fournir une « expertise aux pouvoirs publics ». À ses yeux, « Just Enough Networks » peut avoir valeur de précurseur car « en mesurant leurs impacts, les scientifiques peuvent aller plus loin que de simplement proposer des algorithmes plus efficaces et envisager des solutions de sobriété ». C’est qu’au-delà de sa réponse technique à la commande ministérielle, le PEPR entend poser « la question qu’on se pose vraiment dans le monde du numérique et des réseaux du futur, à savoir l’usage qui est fait des nouvelles technologies », insiste son co-directeur.
Sensibiliser, former, calculer : la « culture de l’impact » prônée par le Comets s’esquisse jour après jour au sein des communautés scientifiques. Encouragée par des institutions scientifiques comme le CNRS, elle les voit dans un premier temps prendre la pleine mesure des répercussions environnementales de leurs propres recherches. À ce stade, l’heure n’est pas aux mesures contraignantes, mais repose encore largement sur une approche volontaire émanant des communautés elles-mêmes ; Pierre Barré revendique ainsi une « démarche de minimisation sans contraintes » et un « rôle d’impulsion plutôt que de gendarme » pour sensibiliser au sein de FairCarbon. Encore à ses prémisses, cette nouvelle culture doit conserver la rigueur de la recherche et l’appliquer à elle-même ; Serge Verdeyme estime ainsi qu’« on doit assurer une posture d’expertise, et non de militantisme, pour apporter des connaissances ».
Ainsi seulement cette culture de l’impact pourrait faire sienne la recommandation du Comets : « dans ses relations avec les décideurs publics et privés, le CNRS devrait davantage soutenir et mettre en valeur tout ce qui, dans les productions des personnels de recherche (recherches, expertises, alertes), est de nature à informer les débats et à stimuler les actions en faveur de l’environnement ».
- 1Le Comets est une instance de réflexion qui examine les questions éthiques soulevées par la recherche scientifique, dans ses pratiques, dans les situations nouvelles qu’elle fait naître, dans ses finalités. Il dégage, dans le domaine de l’éthique, les principes qui concernent les activités de recherche, les comportements individuels, les attitudes collectives et le fonctionnement des instances de l’organisme. Par ses avis, ses actions de formation ou de sensibilisation et ses interventions dans l’espace public, le Comets attire l’attention de tous sur le juste équilibre entre la liberté de la recherche et les devoirs qui incombent aux acteurs de la recherche vis-à-vis du CNRS et de la société tout entière.
- 2CNRS/ENS – PSL.
- 3Les PEPR visent à construire ou consolider un leadership français dans des domaines scientifiques liés à une transformation technologique, économique, sociétale, sanitaire ou environnementale et considérés comme prioritaires au niveau national ou européen.
- 4L’analyse de cycle de vie (ACV) est une méthode d’évaluation visant à quantifier les impacts environnementaux d’un produit ou d’un service, dans un objectif d’écoconception ou pour choisir parmi plusieurs produits ou services le plus performant. Tous les impacts potentiels sur l'environnement et les consommations de ressources sont étudiés, depuis l’extraction des matières premières jusqu’au traitement des déchets (« du berceau à la tombe »).
Il s’agit d’une approche globale, multi-étapes et multicritères, normée (ISO 14040-44) et recommandée par l’Union européenne. - 5Au CNRS, une ANF est une action de formation collective. Elle est l’un des outils qui accompagnent la mise en place de politiques nationales spécifiques, un domaine scientifique émergent ou une technologie émergente, la mise en œuvre d’obligations réglementaires ou encore l’évolution des métiers et des parcours professionnels. Une ANF répond donc à un besoin de formation permettant la réalisation d’un ou plusieurs objectifs scientifiques et / ou stratégiques définis par les différentes directions du CNRS.
- 6CNRS/Université de Limoges.
- 7CNRS / Université de Rennes.