La recherche en soutien à la transition vers une industrie décarbonée

Institutionnel

Le programme et équipements prioritaires de recherche (PEPR) d’accélération Spleen – piloté par le CNRS et IFP Energies nouvelles – est inauguré le 30 juin 2023 à Villeurbanne. Ce PEPR vise à développer et tester des procédés en soutien à la réduction des émissions de gaz à effet de serre et à la décarbonation globale de l’industrie. Il est doté d’un budget de 70 millions d’euros sur 6,5 ans. Présentation par Fabrice Lemoine, coordinateur du programme pour le CNRS.

Le PEPR Spleen – que vous coordonnez avec Antonio Pires da Cruz (IFP Energies nouvelles) – s’inscrit  dans l’objectif national de zéro émission nette de gaz à effet de serre d’ici à 2050. Quel est le bilan des émissions et des consommations de carbone de l’industrie et les enjeux associés ?

Fabrice Lemoine1  : L’industrie émet 32 % des émissions de CO2 et consomme 37 % de l’énergie à travers le monde. Près de la moitié de ses besoins énergétiques sont sous forme de chaleur, dont 75 % sont fournis par des énergies fossiles. Décarboner l’industrie est, par conséquent, incontournable afin de réduire l’impact climatique de ce secteur.

Il faut néanmoins rester pragmatique, une décarbonation totale sera impossible. Le carbone est un composé essentiel en chimie, il entre dans la chaîne de fabrication de l’ammoniac présent dans les engrais, pour être rejeté sous forme de CO2. Il compose également l’acier et est rejeté (aussi sous forme de CO2) lors de la fabrication du ciment au cœur de nos infrastructures. C’est donc avant tout une défossilisation de l’industrie qui doit être opérée en remplaçant les sources fossiles par des énergies plus vertueuses, en substituant le carbone fossile par d’autres sources de carbone renouvelables et en optimisant l’efficacité des procédés industriels. Enfin, décarboner et défossiliser imposent de repenser l’organisation de l’industrie telle que nous la connaissons.

Comment le PEPR va-t-il répondre aux besoins de défossilisation de l’énergie consommée par l’industrie ?

F. L : Cela demande de trouver les bons vecteurs énergétiques décarbonés selon les procédés, notamment pour produire de la chaleur. Il est possible d’électrifier certains procédés ou d’introduire des sources de chaleur renouvelables telle que la chaleur solaire principalement. La difficulté étant de pallier l’intermittence de cette source. Le PEPR va alors explorer des méthodes hybrides : chaleur solaire et biogaz ou électricité, par exemple, pour alimenter l’industrie en chaleur.

Décarboner des procédés au-delà de 400 °C est plus complexe. Il faut évaluer le meilleur vecteur permettant d’atteindre des températures pouvant aller jusqu’à 1 500 °C et dont la demande peut être continue. Dans ce cas, l’hydrogène et la biomasse sont envisagés. Le PEPR s’intéressera aussi à la récupération de chaleur fatale à très hautes températures contenue dans les fumées industrielles. Nous voulons améliorer leur captation et étudier leur potentiel de réutilisation par le procédé émetteur ou d’autres usages de proximité.

Un autre objectif du PEPR visera à lever les verrous actuels afin d’élaborer des pompes à chaleur à haute température (jusqu’à 300 °C) qui pourraient notamment servir l’industrie l’agroalimentaire, plasturgique, du papier-carton, etc. Ces technologies permettraient d’alimenter certains procédés par l’électricité qui est bien décarbonée en France et le sera de plus en plus à l’échelle mondiale.

Au-delà de l’énergie consommée, un autre point majeur est de réduire les émissions globales de gaz à effet de serre de ce secteur. Comment allez-vous procéder ?

F. L : La plupart des technologies nécessaires à la décarbonation nécessitent d’importants efforts de R&D. Un axe du PEPR sera donc dédié à l’amélioration des réactions catalytiques pour l’industrie chimique : donner un meilleur rendement en énergie et en matière des réactions et des réacteurs. Autrement dit, nous voulons augmenter leur efficacité tout en réduisant les déchets.

Et comme certains procédés n’auront jamais d’émissions de carbone nulles, le PEPR contribuera à améliorer les procédés de capture du CO2 afin de les rendre moins consommateurs d’énergie et plus éco-efficients, et étudiera son potentiel de valorisation. Nous évaluerons sa réutilisation pour la fabrication de molécules utiles à la chimie ou sous forme de combustibles pour l’énergie (e-fuel), en utilisant des procédés électrocatalytiques, photocatalytiques et biocatalytiques2 . Le stockage terrestre du CO2 sera également exploré sous l’angle des questions sociotechniques associées. L’idée sera d’élaborer une feuille de route adaptée et d’identifier les parties prenantes et les processus délibératifs nécessaires au développement de tels projets sur le territoire français. Toutes ces recherches bénéficieront plus généralement de travaux sur la définition d’indicateurs et d’analyses de cycle de vie basées sur le traitement de données en temps réel, afin de tester la viabilité des développements du PEPR.

Vous avez mentionné l’idée de repenser l’industrie. Qu’est-ce que cela signifie ?

F. L : Le PEPR veut aider à la création de synergies nouvelles entre différents types d’industrie. Il faut imaginer une économie circulaire entre industriels d’un même site avec des échanges de matière et d’énergies et où les déchets des uns peuvent devenir les produits des autres. Cela pose de nouvelles questions économiques et d’organisation. Qui gère les utilités ? Comment se rémunérer ou compter le carbone ? Le PEPR intégrera ce volet d’écologie industrielle et territoriale aussi avec l’implication de chercheurs en sciences humaines et sociales pour réfléchir à ces nouveaux systèmes industriels.

Pouvez-vous nous donner un exemple de transformation industrielle visée par le PEPR ?

F. L : La cimenterie est un parfait exemple. Elle est responsable de 8 % des émissions mondiales de CO2. Or, le ciment est un produit de grande consommation dont nous ne pouvons pas nous passer. Entre 60 et 65 % de ses émissions sont dues aux procédés de fabrication et le reste à l’énergie utilisée. Plusieurs angles d’attaques parallèles sont donc étudiés pour décarboner ce secteur.

Il faut notamment changer la chimie du ciment et mettre moins de clinker, un composé obtenu par calcination à 1 450 °C d'un mélange de calcaire et d'argile. Cette transformation aura un impact sur le long terme avec l’élaboration de nouvelles formulations de ciments moins polluantes. Mais nous pouvons également capter le CO2 à la sortie des cheminées des cimenteries, notamment en mettant en place une combustion à l’oxygène. En le recombinant à l’hydrogène, celui-ci peut servir à la fabrication de méthanol, un produit chimique très utilisé à travers le monde, notamment pour la fabrication de matériaux polymères. Au final, de la recherche sur des technologies clé comme le captage de CO2 et une réorganisation du système industriel, il est possible de décarboner le ciment et le méthanol et de restaurer de la souveraineté industrielle, car la France importe 99 % du méthanol qu’elle consomme.

Les industriels sont les principaux concernés par les recherches de Spleen. Comment s’assurer que les développements du programme feront sens pour ce secteur ?

F. L : Ce programme doit être force de proposition et d’évaluation du potentiel des technologies de décarbonation pour appuyer les politiques publiques, accompagner les industriels et les intégrer aux deux bouts de la chaîne. En amont, pour nous nourrir de leurs problématiques, contraintes et verrous de recherche. En aval, afin d’identifier les meilleures preuves de concept. En ce sens, nous voulons intégrer les industriels au sein d’un panel de conseil qui aura une vue globale de Spleen. Nous souhaitons aussi les guider dans leurs investissements et dans leurs développements stratégiques. Il n’y a pas que le niveau de maturité d’une technologie qui compte, mais aussi d’autres impacts positifs ou négatifs qu’il faut évaluer : société, économie, environnement, cadre légal, sécurité énergétique, souveraineté, etc.

Pour aller plus loin dans le transfert de nos résultats vers l’industrie, nous nous appuierons sur le programme d’appel à propositions « prématuration-maturation », lancé par le gouvernement dans le cadre du plan d’investissement France 2030. Enfin, les enjeux sur la décarbonation de l’industrie dépassent nos frontières. Ce PEPR s’inscrit largement dans le pacte vert industriel européen visant à assurer la souveraineté européenne sur le développement de nouvelles technologies de décarbonation.

  • 1Professeur à l’université de Lorraine au sein du Laboratoire énergie et mécanique théorique et appliquée (CNRS/Université de Lorraine). Membre du comité de pilotage de l'Alliance nationale de coordination de la recherche pour l'énergie (ANCRE).
  • 2 Réactions chimiques respectivement déclenchées ou accélérées par l’électricité, la lumière et des microorganismes.