Les mathématiques formulent leur futur
Du 14 au 16 novembre, l’Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions (Insmi) du CNRS organise les Assises des mathématiques à la Maison de l’UNESCO de Paris. Point d’orgue d’une année de travail et de réflexion, cet événement s’annonce crucial pour l’avenir de cette discipline en France. Car si la recherche française excelle toujours – comme l’atteste la médaille Fields d’Hugo Duminil-Copin – et joue un rôle majeur dans l’économie du pays, d’immenses défis sont à relever très vite.
Comment convaincre la société, et les décideurs, de l’utilité croissante des mathématiques et améliorer leur impact en France ? C’est à cette question complexe que tentent de répondre les Assises des mathématiques, organisées cette année par l’Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions (Insmi) du CNRS. « Il y a une forte attente de la communauté, dont le travail de réflexion doit être suivi d’effets concrets », soutient Stéphane Jaffard, professeur au Laboratoire d'analyse et de mathématiques appliquées1 et coordinateur des Assises.
Celles-ci sont construites en trois temps, avec un grand colloque pour point culminant. Pour commencer, une évaluation de l’impact socio-économique des mathématiques en France vient actualiser un rapport de 2015. Sur cette base, des groupes de travail ont, pour le deuxième temps, abordé différents aspects de l’évolution de la discipline, comme les interactions avec les autres sciences, le rôle sociétal des mathématiques ou encore les débouchés professionnels. « 80 % des personnes interrogées sont extérieures aux mathématiques, pour établir un diagnostic objectif qui exprime les besoins de la société », détaille Stéphane Jaffard. Chaque groupe propose aussi des pistes de réflexion à destination des décideurs.
Un fort impact économique
En particulier, un groupe a analysé la place des mathématiques dans l’économie française. En effet, l'évaluation a montré son influence croissante : en 2019, en France, les mathématiques ont un impact direct sur 13 % des emplois salariés et près de 18 % du Produit intérieur brut (PIB), contre 15 % en 2015. Soit de l’ordre de 3,3 millions d’emplois et 381 milliards d’euros de valeur ajoutée, avec une inégale répartition selon les régions.
« Aujourd’hui, 15 % des académiques de la discipline sont engagés dans des relations avec les entreprises, chiffre encore la copilote du groupe de travail, Véronique Maume-Deschamps, directrice de l’Agence pour les mathématiques en interaction avec l'entreprise et la société (Amies2 ). C’est significatif mais insuffisant pour répondre à toutes les sollicitations intéressantes. »
Le groupe s’est entretenu avec des entreprises, des pôles de compétitivité et des organisations patronales, et s’est appuyé sur les données d’Amies et sur une enquête préexistante sur les scientifiques en entreprise. Il ressort que les entreprises souhaitent s’attacher des mathématiciens et mathématiciennes afin d'évaluer leurs systèmes de production actuels et d’innover pour rester compétitives, en particulier dans les domaines de haute technologie. Pour se faire, ces entreprises, surtout les grands groupes, ont une bonne connaissance des dispositifs et leviers existants – crédit impôt recherche, projets collaboratifs, chaires industrielles, laboratoires communs, bourses Cifre3 , etc. Potentiellement, toutes les disciplines mathématiques sont concernées pour les recrutements, des compétences en analyse de données et/ou programmation informatique étant toutefois déterminantes. Plus globalement, une certaine culture scientifique est jugée indispensable pour les salariés des milieux techniques comme non techniques : « être capable de mettre des chiffres derrière des faits, de détecter une anomalie et d’anticiper les problèmes sont des compétences valorisées », témoigne Véronique Maume-Deschamps.
Du côté des académiques, les principales motivations pour s’engager dans une collaboration avec l’industrie sont la curiosité, l’intérêt scientifique des problématiques et l’accès aux données, mais aussi la confrontation avec d’autres impératifs et méthodes de travail. Ces collaborations s’inscrivent souvent dans une dynamique à long terme.
Renforcer les dialogues
Mais aligner les attentes des deux côtés demande des efforts : formuler les problèmes de manière mathématique, construire un vocabulaire partagé, prendre en compte les délais et critères de validation différents et la prise de risque, inhérente à la recherche mais à laquelle les entreprises sont parfois réticentes… « Mettre en place et promouvoir des lieux d’échanges formels et informels font partie de nos préconisations », souligne la directrice d’Amies.
Les mathématiques au service de la planète
« Les questions environnementales sont complexes. Il faut les aborder avec la palette la plus large possible d’approches scientifiques pour obtenir des modèles pertinents », affirment Laure Saint-Raymond et Arnaud Guillin, directeurs de l’Institut des mathématiques pour la planète Terre. Les interactions entre mathématiciens et géophysiciens ont par exemple une longue tradition, avec de nouveaux défis : fonte des glaciers, érosion côtière, crues, etc. La notion de modèle mathématique entre aussi de plus en plus dans les mœurs des biologistes (étude des populations, etc.). Mais les interfaces avec les sciences humaines et sociales restent encore « à construire ». Le réseau, qui a vocation à s’agrandir, s’y efforce. Avec une règle : « La collaboration doit stimuler la recherche dans les différentes disciplines. Chacun doit faire un pas vers l’autre. »
Ces interactions avec les industriels ouvrent aussi la voie à une diversification des carrières des mathématiciens et mathématiciennes, en valorisant le doctorat et les compétences pertinentes pour les entreprises qu’il permet de développer, comme la résolution de problèmes complexes. Mais « il faut aussi valoriser les débouchés dans la recherche publique, afin que la France préserve la qualité de sa production de connaissances mathématiques », plaide Stéphane Jaffard, face à la « fuite des cerveaux », à la fois vers l’étranger et le privé.
Pour cela, de nombreuses questions se posent sur l’organisation et le financement de la recherche en mathématiques. Outre le manque de postes et la difficulté, parfois, à identifier les mathématiciens et mathématiciennes qui exercent au sein d’autres domaines, le système même de financement, à l’échelle nationale ou européenne, interroge. Si la France occupe la tête des pays qui ont reçu le plus de bourses européennes (ERC) pour des projets mathématiques, avec un taux de succès élevé de 18 %, la part de la discipline ne représente que 2 % des projets financés par l’Agence nationale de la recherche (ANR) en 2019, un nombre en baisse constante. « L’adéquation entre la discipline et le système de financement sur projets mérite débat », juge le coordinateur des Assises.
Ceci est particulièrement vrai pour les projets interdisciplinaires, difficiles à évaluer par les jurys d’appel à projets, de concours ou pour jauger les carrières, ou par les revues de haut niveau qui sont souvent disciplinaires. Or, face aux défis du XXIe siècle, des domaines comme l’environnement, la santé (voir encadrés), l’intelligence artificielle (IA), la cryptographie post-quantique ou la cybersécurité – qui posent des questions de souveraineté nationale –, font de plus en plus appel aux mathématiques avancées : simulation numérique, traitement d’image, statistiques, modélisation, optimisation, etc. Ils posent aussi de nouvelles questions aux mathématiques, en particulier sur la fiabilité de modèles qui peinent à prendre en compte l’ensemble de la complexité du réel, préparant le futur de la discipline.
Une interdisciplinarité déséquilibrée
Un autre groupe de travail s’est penché sur ces collaborations entre domaines. Il a interrogé 23 scientifiques français ou étrangers – en physique, informatique, biologie, sociologie, psychologie et sciences de l’environnement – soit « un petit échantillon de la diversité des sciences et de leur relation aux mathématiques », confesse le copilote du groupe Pierre Pansu, enseignant-chercheur au Laboratoire de mathématiques d'Orsay4 .
Deux constats ressortent. D’abord, la recherche interdisciplinaire, pourtant indispensable pour résoudre les enjeux modernes, peut encore être aujourd’hui un désavantage pour les carrières : elle est une prise de risque et nécessite un temps long d’acculturation non productif en termes de publication, en plus des soucis d’évaluation et de reconnaissance institutionnelle. Ensuite, « la personne qui se met en position d’étudiant pour apprendre les concepts et le jargon de l’autre discipline est presque toujours le mathématicien ou la mathématicienne, note Pierre Pansu. Et ce d’autant plus que la discipline est éloignée du mode de pensée quantitatif. » Un déséquilibre qui justifie, selon le chercheur, que les pouvoirs publics portent une « attention particulière » à ces collaborations impliquant des mathématiques. Font partie des idées à débattre : des années supplémentaires pour les thèses multidisciplinaires, des centres de rencontre et laboratoires interdisciplinaires où se bâtit une culture commune, ou des postes consacrés aux mathématiciens par d’autres disciplines.
- 4CNRS/Université Paris-Saclay.
Une aide incontournable pour la santé
« Il y a autant de différences entre domaines mathématiques qu’entre spécialités médicales, et les points de rencontre peuvent être multiples », décrit Jean-Christophe Thalabard, médecin et chercheur au laboratoire Mathématiques appliquées à Paris 56 , qui milite pour des programmes ou structures permettant des cultures communes médecine-science. Les domaines de la santé sont nombreux à bénéficier des outils et applications issus des mathématiques : imagerie s'appuyant sur la reconstruction d’images 3D, robotique, analyse de données, IA, etc. La pandémie de Covid-19 a bien montré ces interactions, de la modélisation de sa propagation au suivi de l’évolution génétique du virus et l’optimisation des stratégies de dépistage et vaccination. « Les mathématiques tirent le maximum de données de santé difficiles à obtenir, pour mieux comprendre un phénomène et rendre la médecine plus efficace », assure Jean-Stéphane Dhersin, directeur-adjoint scientifique de l’Insmi, saluant les « nombreux mathématiciens et mathématiciennes ayant répondu à la demande en un temps très court ».
- 6CNRS/Université Paris Cité.
Pour réduire le déséquilibre, donner les connaissances scientifiques utiles à des collaborations interdisciplinaires dès les études serait aussi une solution, avec des enseignements « construits pour voir fonctionner deux disciplines main dans la main » : les étudiantes et étudiants en mathématiques pourraient ainsi être sensibilisés, avec l’aide d’un enseignant en biologie par exemple, à l’exploitation de données réelles (non idéales en qualité et quantité) et parfaire une culture scientifique plus large. « Certains de ces futurs scientifiques pourraient jouer le rôle de passeur, faire le pont entre les disciplines pour faciliter les collaborations », souhaite Pierre Pansu.
Préparer le futur
Au cœur d’un autre groupe de travail, la formation de la future génération de salariés et de scientifiques mérite ainsi réflexion. Depuis les années 2010, le niveau moyen des élèves du primaire et du secondaire diminue, comme le nombre d’élèves suivant des cours de mathématiques au collège et lycée. Certaines entreprises organisent alors des formations continues. Côté recherche, son niveau est reconnu à l’international et le vivier d’étudiants se maintient dans le supérieur. Mais les places de chercheurs et d’enseignants-chercheurs restent insuffisantes pour créer de bonnes conditions de recherche et d’apprentissage, et la discipline est peu féminisée. « Pour préparer le futur, il faut prévoir des actions coordonnées et efficaces envers les jeunes, et les jeunes filles en particulier », reconnaît Stéphane Jaffard.
« Le système souffre aujourd’hui de biais qui éloignent les filles et les classes populaires des carrières liées aux mathématiques », confirme Gaël Octavia, responsable de la communication à la Fondation Sciences mathématiques de Paris5 et membre du groupe de travail sur le rôle sociétal des mathématiques qui a interrogé des mathématiciens, ingénieurs, magistrats, linguistes, professeurs des écoles, journalistes scientifiques, artistes, etc.
Il y aurait aussi un « paradoxe » dans la société. D’une part, l’omniprésence des mathématiques dans la science et la technologie, et donc dans la vie quotidienne, de la sécurité des transactions sur Internet au classement des résultats dans un moteur de recherche, en passant par la géolocalisation ou la compréhension du climat. D’autre part, la méconnaissance voire le rejet que le domaine provoque chez le grand public. « Nous sommes tous usagers des mathématiques mais souvent de manière passive », s’attriste Gaël Octavia.
Obtenir du concret
Un paradoxe, mais aussi un « danger ». Les mathématiques et les sciences seraient en effet un « outil de liberté », face aux fake news et aux manipulations, notamment politiques. « Pour un débat démocratique sain, il faut des journalistes aptes à vérifier des informations chiffrées, à critiquer la logique d'un raisonnement, et des citoyens maîtrisant les ordres de grandeur, les bases des statistiques, capables de comprendre ce qu’on peut faire dire ou non à un sondage. »
La communauté s’est bien sûr déjà penchée sur ces questions et les initiatives se multiplient. « Pour vraiment changer les choses, il faut une réelle volonté politique qui réaffirme la place des mathématiques », assure Gaël Octavia, demandant, comme ses collègues, des « mesures concrètes et cohérentes ».
C’est l’objectif final des Assises, via un colloque organisé à l’Unesco du 14 au 16 novembre, auquel sont invités des sommités de la discipline – comme le nouveau médaillé Fields français Hugo Duminil-Copin – et plusieurs ministres. Quatre tables rondes permettront de débattre des préconisations des groupes de travail avec différents publics. Une synthèse rassemblera ces discussions. Pour Stéphane Jaffard, « notre souhait est que l'État réponde présent et que des annonces fortes soient faites », comme un plan qui prendrait en compte l’ensemble des besoins en France. « Nous veillerons à ce que les promesses soient tenues », garantit-il.
- 5Dont le CNRS est fondateur et partenaire scientifique parmi huit institutions.