L’UNESCO décrypte la science mondiale
Publié alors que le monde sera bientôt à mi-chemin de la date butoir pour atteindre les Objectifs de développement durable en 2030, le Rapport de l’UNESCO sur la science présente une situation contrastée pour l’Europe, entre Covid-19 et Brexit.
Publié tous les cinq ans depuis 2005, le Rapport de l’UNESCO sur la science analyse la production scientifique, les politiques, le financement et l’effectif de recherche, et les efforts d’innovation de plus de 190 pays. Et pour les 70 auteurs issus de 52 pays, le résultat est clair : le monde est lancé dans une « course contre la montre pour un développement plus intelligent ». Presque 200 pays se sont engagés à atteindre d’ici 2030 les 17 Objectifs de développement durable (ODD) du Programme 2030 des Nations unies, ce qui fait du présent « un moment crucial pour la science ».
« Face à ces défis, nous n’avons pas avancé autant que nous aurions dû », reconnaît Susan Schneegans, rédactrice en chef du rapport. Le rapport souligne en particulier que les sciences ne sont pas mises suffisamment au service de la durabilité : « la recherche sur des thématiques clé pour le développement durable telles que des stratégies locales pour réduire les risques relatifs aux catastrophes naturelles, des alternatives écologiques au plastique ou encore des cultures adaptées au changement climatique n’ont compté que pour 0,01 %, 0,02 % et 0,03 % de la production scientifique mondiale entre 2011 et 2019 ». Les plus forts taux de croissance sur ces sujets viennent des pays en développement, même si ce sont toujours les pays les plus avancés qui dominent la recherche en termes d’investissements. Des investissements qui devront être « plus ciblés à l’avenir » pour permettre aux pays d’atteindre leurs objectifs à l’horizon 2030 en matière de développement durable tout en poursuivant leur transition numérique.
Vers une recherche plus inclusive
Entre 2014 et 2018, l’effectif mondial des chercheurs a augmenté trois fois plus vite que la population mondiale, atteignant 8,854 millions de personnes. Mais seul un chercheur sur trois dans le monde était une femme en 2018 avec de grandes variations selon les disciplines et pays. Moins d’un chercheur sur quatre était une chercheuse dans les entreprises ou par exemple en France malgré des lois incitatives. Le rapport sur la science de l’UNESCO note ainsi les débats croissants pour une science plus inclusive envers les femmes et les minorités, dans laquelle chacun se sentirait représenté, respecté et écouté. Il milite pour une plus large diffusion de la méthode et des connaissances scientifiques auprès du grand public mais aussi des décideurs politiques.
Mais, même si la crise sanitaire du Covid-19 a vu se développer une certaine méfiance vis-à-vis de la science dans les pays développés, notamment via les réseaux sociaux, et s’il y a parfois un décalage entre priorités de recherche et engagements politiques, tous les pays – quel que soit leur niveau de revenu – « reconnaissent aujourd’hui que cette double transition vers des sociétés à la fois vertes et numériques est une nécessité, motrice d’indépendance, de progrès social et de compétitivité économique, et non un luxe », précise Susan Schneegans.
Une double transition nécessaire
« Grâce à sa position d’ouverture, notamment en sciences et données ouvertes, l’Europe peut être le guide vers les objectifs de 2030 au niveau mondial », assure l’économiste Luc Soete, doyen de la Brussels School of Governance, auteur principal de la partie consacrée à l’Union européenne du rapport. Avec 1 800 milliards d’euros de fonds publics entre 2021 et 2027, le plan de relance NextGenerationEU de la Commission européenne repose sur trois piliers – la transition écologique, la transition numérique et la compétitivité mondiale – qui s’inscrivent dans la double transition décrite dans le rapport. 30 % des investissements iront au Pacte vert pour l’Europe (« green deal ») avec l’objectif d’atteindre la neutralité carbone à l’échelle européenne à l’horizon 2050. Le nouveau programme-cadre 2021-2027 de l’Union européenne, Horizon Europe, y fait écho avec cinq missions transversales et concrètes : adaptation au changement climatique, y compris les transformations sociétales ; lutte contre le cancer ; villes intelligentes et neutres sur le plan climatique ; santé des océans, des mers et des eaux côtières et intérieures ; sols, santé et alimentation.
Sans les minimiser, l’UE décide avec ce Pacte vert que la croissance soutenable est primordiale face à la croissance « intelligente » portée par les technologies numériques telles que l’intelligence artificielle (IA) et la robotique, les mégadonnées, l’Internet des objets et la technologie block chain, qui « convergent » avec les nanotechnologies, la biotechnologie et les sciences cognitives pour former une « quatrième révolution industrielle ». En cela, « l’Union européenne est plus en ligne avec les actions de l’ONU et de l’UNESCO que n’importe quel pays », assure Luc Soete. Cela s’expliquerait par les valeurs d’ouverture, de transparence, de partage et de démocratie du vieux continent, face aux États-Unis ou à la Chine qui sont d’abord tournés vers leur propre réussite, malgré le fait que les challenges actuels soient à envisager à l’échelle mondiale.
L’Europe à la recherche d’autonomie et de souveraineté technologique
Les pays font en effet face à un environnement international de plus en plus concurrentiel, en particulier entre les États-Unis et la Chine. Face à cette concurrence, la transition passe notamment par un transfert accéléré des technologies vers le monde industriel à l’image du nouveau Conseil européen de l’innovation ou des stratégies d’accélération françaises, par exemple sur la cybersécurité, le quantique ou l’hydrogène. Des technologies stratégiques pour la souveraineté nationale.
« Il y a un risque de repli sur soi des nations », ajoute Luc Soete : la crise sanitaire du Covid-19 a en effet révélé les fragilités des chaînes mondiales d’approvisionnement et pousse aujourd’hui à des relocalisations de proximité qui s’avèrent complexes. Mais même si cette dépendance à l’égard des chaînes de valeur mondiales « menace potentiellement la souveraineté économique de l’Union européenne », Luc Soete plaide pour que la souveraineté technologique soit complémentaire à l’ouverture scientifique, « si l’Europe veut rester fidèle à ses valeurs démocratiques ».
Un défi ambitieux quand la nouvelle révolution industrielle présente aussi le risque d’exacerber les inégalités sociales, en particulier depuis la crise. La pandémie a des effets « dévastateurs » sur l’économie mondiale qui mettent en effet en péril les acquis socioéconomiques et environnementaux de ces dernières années, explique les experts. Et ce, même si elle a stimulé les systèmes de production (avec des appels à projets accélérés et bien financés) et de partage de connaissances, notamment via les publications ouvertes en particulier en médecine et santé, et la mise en place de comités scientifiques pour aider à gérer la crise.
Un investissement insuffisant
Mais le rapport alerte surtout sur le manque de moyens financiers dédiés à la recherche, partout dans le monde, notamment par les entreprises privées. Les pays du G20 représentent encore aujourd’hui neuf dixièmes des dépenses de recherche, de l’effectif des chercheurs, des publications et des brevets. Bien que le budget de la recherche ait augmenté dans la plupart des régions entre 2014 et 2018 (+19,2 % au niveau mondial), 80 % des pays investissent encore moins de 1 % de leur PIB dans la R&D et le niveau a baissé dans 13 autres pays. Une vingtaine de membres de l’Union européenne n’atteindront pas leurs propres objectifs à l’horizon 2020 en matière de dépenses de recherche-développement. Avec 2,20 % – en légère baisse depuis 2013 –, dont 0,78 % fourni par les administrations publiques, la France est le 8e pays en termes de dépenses intérieures brutes pour la R&D (DIRD) en 2018, l’Union européenne représentant 19 % des dépenses mondiales pour 23,5 % de l’effectif mondial de scientifiques. Avec un budget moitié moindre par rapport à l’Allemagne, la France reste le deuxième contributeur de la DIRD de l’Union européenne mais sa DIRD par habitant est stable quand celle de l’Allemagne croît de 14 % (et celle de la Chine de 37 %). Malgré un nombre de scientifiques important, la dépense par chercheur a baissé de 8,85 % entre 2014 et 2018 en France, pays très tourné vers les sciences dites dures (60 % des doctorats) mais qui peine à attirer et retenir les talents.
« L’Europe a trop peu de moyens pour les missions et objectifs ambitieux qu’elle s’est donnés », estime Luc Soete. Or « il existe une corrélation fine entre l’investissement de recherche d’un pays et ses performances en innovation », atteste le rapport de l’UNESCO, indiquant que les pays européens les plus innovants, comme l’Allemagne, le Danemark ou la Suède, approchent ou dépassent la barre les 3 % du PIB – objectif que s’est à nouveau fixé la France pour 2030 avec la loi de programmation de la recherche. Les États-Unis eux-mêmes viennent de dépasser, en 2019, la barre des 3 % du PIB consacrés à la recherche et développement.
Une réforme réglementaire est aussi nécessaire : la plupart des pays manquent d’instruments politiques pour transférer les connaissances et lancer et évaluer la mise en œuvre des solutions proposées par la science. L’UNESCO note toutefois que le « green deal » européen tente de remédier à ces deux préoccupations, en particulier avec son mécanisme pour une transition juste qui vise à limiter les conséquences sur l’emploi de secteurs délaissés au profit de l’économie numérique et verte. Il met à profit le marché unique pour établir des normes sociales et environnementales globales. La France serait aussi « entrée dans l’histoire » avec la loi Hamon de 2015 relative à la consommation, et en particulier l’obsolescence programmée.
Le Brexit : une influence surtout sur les universités ?
En cette période de crise et de pandémie, l’Union européenne doit aussi s’adapter à un « changement fondamental de son système de recherche », selon Luc Soete : le Brexit. L’économiste prévoit peu de changement dans l’intensité des collaborations entre chercheurs anglais et de l’Union européenne, même si l’influence du programme Turing du Royaume-Uni, – sorte d’Horizon Europe tourné vers les pays anglo-saxons, notamment les anciennes colonies – est encore à évaluer. Même si le Brexit entraîne une réduction du poids de l’UE dans l’investissement dans la recherche mondiale, le Royaume-Uni reste d’ailleurs partie tiers du programme européen, comme la Suisse, la Norvège ou l’Islande. L’impact sur la recherche sera donc faible pour l’UE, grâce également aux politiques d’ouverture de la recherche et de partage des données à l’échelle mondiale qui se développent dans de nombreux pays sans considération d’appartenance à l’Union européenne. En revanche, le financement des laboratoires anglais va être modifié, ne bénéficiant plus de l’apport massif de l’Europe qui devrait être redistribué au profit des pays membres.
C’est au niveau des échanges d’étudiants et des classements d’université que le « choc » sera le plus intense, indique Luc Soete. Jusque-là représentées essentiellement par les universités de Cambridge et d’Oxford, les universités de l'UE ont en effet quitté depuis le Brexit les top 10 mondiaux des classements universitaires, comme le classement de Shanghai ou The Times Higher Education World University Rankings, et restent rares même dans les top 50. Cela « pose de nombreuses questions » sur l’organisation de la recherche européenne – notamment le fait que la recherche en Europe se fait de manière importante au sein d’organismes de recherche comme l’Institut Max Planck ou le CNRS qui ont peu d’équivalents à l’international, mais aussi le fait que les universités sont plus spécialisées et plus petites –, sur la façon dont ces classements sont faits et sur le biais des publications prises en compte, essentiellement anglophones. « Il faudrait approfondir le sujet pour repositionner l’Europe des 27, eu égard à l’excellence de la recherche qui s’y fait », insiste Luc Soete.
Autre débat qui tient à cœur de Luc Soete : il milite pour que les dépenses de recherche – investissements à long terme par excellence – ne soient pas comptabilisées dans l’obligation pour les pays de l’Union européenne de ne pas dépasser 3 % du PIB en déficit public. Suite à la crise due au Covid-19, l’économiste estime qu’il est temps de « rouvrir la discussion » sur cette proposition qui aiderait à rendre prioritaire l’investissement dans la recherche : « Alors on pourrait imaginer que l’Europe rattrape les États-Unis et la Chine », conclut-il.
La production scientifique française en perspective
Le rapport sur la science de l’UNESCO décrit une forte croissance du nombre de publications dans tous les domaines et tous les pays, quel que soit leur revenu. Ces publications s’intéressent à la compréhension fondamentale des phénomènes mais aussi au développement de solutions applicables, dans une approche qui n’est plus linéaire mais fait intervenir tout l’écosystème de recherche et d’innovation. Le domaine de la santé reste prédominant dans la production scientifique de 2019.
Les 56 sujets de recherche en rapport avec le développement durable analysés par le rapport montrent quant à eux un nombre de publications qui reste modeste. Les sujets les plus dynamiques en France sont les débris plastiques dans l'océan, l’impact local des risques et catastrophes liés au climat, les technologies de réseaux intelligents (« smart-grid »), les transports durables et l’énergie géothermique. La France fait aussi partie du top 10 des pays publiant sur les virus nouveaux ou ré-émergeants et a mis en place la première institution de recherche dédiée au monde, ANRS | Maladies infectieuses émergentes, agence autonome de l’Inserm créée en janvier 2021.
Le rapport analyse aussi 10 technologies stratégiques transversales1 parmi lesquelles « intelligence artificielle (IA) et robotique », « énergie » et « matériaux » – des thématiques au cœur des transitions numériques et écologiques – dominent les publications scientifiques de 2018-2019. L’étude montre un essor de la production scientifique globale des pays en développement, diminuant progressivement les parts de l’Union européenne et des États-Unis. En 2019, ces trois entités (Chine, UE et États-Unis) représentaient à elles seules près des trois-quarts de la production scientifique mondiale, même si l’UE devrait bientôt ressentir les effets du Brexit (le Royaume-Uni ayant la plus forte intensité de publication de l’Union).
La France est le seul pays de l’UE dans lequel la productivité scientifique a baissé entre 2015 et 2019 (bien que de seulement 0,4 %) avec une baisse plus importante sur les technologies stratégiques transversales (près de 9 %), malgré une augmentation de 20 % sur ces sujets pour l’Europe, à comparer aux +171,6 % de l’Asie centrale. Toutefois, le CNRS est la seule organisation française et européenne dans le Top 20 du volume de publications sur l’intelligence artificielle.
Au niveau mondial, le taux de collaboration scientifique internationale est passé de 22 % à 24 % entre 2015 et 2019. Cette moyenne cache d’importantes disparités entre les différents domaines (les sciences de la Terre dominant), pays et groupes de revenu. Dans l’Union européenne, la proportion d’articles corédigés avec des auteurs de pays tiers est passée de 41 % à 47 %. Et en France, plus de 60 % des publications de 2019 sont des copublications à l’international, principalement avec les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. Réciproquement, la France fait également partie des principaux partenaires de publication de la plupart des pays de l’UE, même si sa place tend à faiblir.
Enfin, la France fait partie des pays dans lesquels les scientifiques copublient le plus avec des industriels (4,5 % des publications, pour une moyenne à 2,4 % pour l’UE et 1,5 % pour la Chine).
- 1IA et robotique, bio-informatique, biotechnologie, technologie blockchain, énergie, Internet des objets, matériaux, nanosciences et nanotechnologies, opto-électronique et photonique, études stratégiques de défense et de sécurité.