Les mathématiques au chevet de notre environnement
Les mathématiques offrent de nombreuses solutions pour modéliser les phénomènes naturels, ainsi que pour extraire la substantifique moelle de grandes masses de données. Afin de mieux partager ces outils avec les chercheurs et chercheuses affrontant les défis environnementaux, une nouvelle entité a été tout spécialement conçue : l’Institut des mathématiques pour la planète Terre.
Si l’on retrouve des mathématiques dans tous les domaines de la science, elles ne sont pas forcément sollicitées au maximum de leur potentiel. Avec les graves problèmes environnementaux qui menacent la Terre et ses habitants, la science ne peut plus se permettre de délaisser des outils aussi puissants. Des mathématiciens se sont donc progressivement fédérés pour faciliter le dialogue avec leurs collègues d’autres disciplines, un mouvement qui a abouti à la fondation de l’Institut des mathématiques pour la planète Terre (IMPT).
Chapeauté par l’INSMI1 , cet institut national hors les murs s’occupera de différentes missions d’animation scientifique, allant de conférences à destination du grand public à des écoles de formation continue pour chercheurs et doctorants. Des appels à projets de recherche ont également été lancés et seront régulièrement proposés.
Une démarche nationale
« Les mathématiques se sont toujours nourries d’interactions avec les autres disciplines », avance Arnaud Guillin. Professeur à l’Université Clermont-Auvergne et membre du LMBP2 , il assure également la direction exécutive de l’IMPT. « Les échanges avec les sciences de la planète Terre se sont amplifiés après une première initiative, lancée en 2013 par Didier Bresch du LAMA3 . »
Cette initiative visait d’abord à fédérer les chercheurs et chercheuses en mathématiques de la région Auvergne-Rhône-Alpes, puis a muté vers une démarche nationale après avoir reçu le soutien de l’INSMI, puis de l’INSU4 , l’INP5 et l’INEE6 . Le CNRS a ensuite affiché la thématique dans son Contrat d’objectifs et de performance (COP) avec l’État. On retrouve également parmi les partenaires les universités Claude Bernard de Lyon, de Grenoble Alpes, de Clermont Auvergne, de Savoie Mont-Blanc, et enfin l’ENS Lyon.
Dès les premières étapes, trois grands thèmes se sont dégagés et perdurent jusqu’à l’IMPT actuel : la Terre vivante, la Terre humaine et la Terre physique. Les chercheurs soulignent que si des collaborations sont déjà bien établies avec les (géo-)physiciens et certaines branches de la biologie, les communautés issues des sciences humaines et sociales ont moins souvent le réflexe de solliciter les mathématiciens. Leur discipline offre pourtant la capacité de modéliser des systèmes extrêmement complexes, ainsi que d’interpréter d’importantes masses de données, dans des domaines aussi variés que le changement climatique, les menaces sur la biodiversité ou l’état de la banquise et de l’atmosphère.
« L’IMPT est en cours de finalisation et une dizaine de projets, essayant de répondre à des questions scientifiques difficiles, devraient être financés l’année prochaine, poursuit Arnaud Guillin. Certains commenceront d’ailleurs dès le mois de septembre. » Le chercheur est lui-même spécialisé dans des approches très théoriques des probabilités et des statistiques, mais a progressivement été sollicité sur des cas bien concrets. Il a ainsi collaboré avec des vulcanologues du LMV7 afin de mieux comprendre la propagation des nuages de cendres et des coulées de pyroclastes provoqués par des éruptions. Son expertise lui permet d’identifier les caractéristiques qui influencent le plus ces phénomènes aléatoires, mais pas complètement chaotiques.
« Depuis une dizaine d’années, les mathématiques et les autres sciences ont davantage pris conscience de l'intérêt de renforcer leur collaboration, souligne Arnaud Guillin. Cela s’est d’ailleurs vérifié avec la pandémie de Covid-19, qui a mis en avant le rôle de la modélisation en temps d'épidémie (et pas seulement de l'évolution de l'épidémie) via une approche pluridisciplinaire. »
Rapprocher les différentes communautés
Mais pour que la démarche fonctionne, les chercheurs des différentes disciplines doivent se comprendre malgré les différences entre leurs approches. L’IMPT a justement vocation à promouvoir ce rapprochement et à communiquer sur travaux déjà réalisés à ces interfaces, ce qui facilite le lancement de nouvelles collaborations. L’institut est d’ailleurs doté d’un conseil scientifique et d’un bureau dont les membres couvrent un large périmètre des thématiques de l’institut.
« La vocation de l’IMPT n’est pas seulement de financer des projets de recherche, des thèses et des postdocs, mais aussi de créer une communauté transversale de chercheurs qui s’intéressent à notre environnement, qu’il soit écologique, physique ou humain, appuie Laure Saint Raymond, professeure à l’ENS Lyon, membre de l’Académie des sciences et directrice de l’IMPT. Toutes ces problématiques sont entrelacées de façon complexe, il faut abattre les barrières entre les disciplines. »
Bénéficiant d’une double formation en mathématiques et en physique, Laure Saint Raymond étudie les problèmes de mécanique des fluides, et les équations aux dérivées partielles qui servent à les modéliser. « Ces équations sont si compliquées que, dès qu’elles décrivent des systèmes un peu grands, on ne peut plus les résoudre entièrement, même avec un supercalculateur, déplore-t-elle. Or nous en avons besoin pour modéliser le climat et les océans à grande échelle. En identifiant les phénomènes les plus importants, selon les échelles considérées, on tire un comportement moyen sans avoir à calculer tous les détails. »
Les travaux de Laure Saint Raymond ont ainsi permis de mieux comprendre la circulation océanique à grande échelle, en prenant en compte le rôle dominant de la force de Coriolis, provoquée par la rotation de la Terre, et les changements de densité entre les différentes strates d’eau de mer. Le vent, les effets de bords avec les côtes et le relief sous-marin ont aussi été progressivement ajoutés aux modèles.
Des thèmes qui parlent également à David Lannes, directeur de recherche à l’IMB et membre du comité scientifique de l’IMPT. Il reconstruit le comportement des vagues en milieux côtier à partir de mesures de houle au large ou de pression au fond des océans, en particulier pour mesurer les risques de submersion des côtes. Ses travaux, menés avec des océanographes du laboratoire EPOC8 de Bordeaux, ont progressivement trouvé des applications dans le cadre des énergies marines renouvelables.
« Nous essayons de comprendre l’impact des vagues sur des structures telles que éoliennes au large et, à l’inverse, l’effet de telles installations sur les courants et les champs de vagues, explique David Lannes. Dès que l’on déploie de telles machines, l’énergie n’est jamais parfaitement verte et il faut mesurer leur impact, par exemple sur l’érosion des côtes. »
Là encore, les modèles sont extrêmement gourmands en puissance de calcul, des outils mathématiques sont donc déployés pour identifier les aspects les plus essentiels des équations utilisées, et ce sans trop nuire à leur précision. Sur une thématique aussi cruciale que la protection de la planète, les chercheurs se démènent tout particulièrement pour tirer le meilleur de leurs compétences. « Dans mes travaux, je veux prendre en compte les enjeux environnementaux auxquels nous faisons tous face, insiste David Lannes. L’IMPT est une manière supplémentaire de réaliser cette démarche citoyenne. »
Des synergies pour être utile à la société
« Les mathématiques aident à donner du sens aux données et à tester des hypothèses, complète Vincent Calvez, directeur de recherche à l’ICJ9 et membre du conseil scientifique de l’IMPT où il est rattaché à l’axe Terre vivante. Si la transcription en équations relève parfois du simple bon sens, leur analyse se complique rapidement en présence de phénomènes de rétroaction. »
Vincent Calvez s’est en effet spécialisé dans les déplacements collectifs de microorganismes, en particulier dans les nuages de bactéries ou lorsque des cellules doivent migrer à la recherche d’oxygène. Pour étudier ces cas où les mouvements de l’ensemble sont très différents de ceux des individus qui le composent, il utilise des outils venus de la théorie des gaz, puis confronte équations et expériences. Encore une fois, l’imbrication des disciplines offre d’excellents résultats.
Avec quelques changements, ces modèles ont également servi à l’étude de la dispersion d’espèces invasives, comme le crapaud-buffle dans le nord de l’Australie. Avec ses collaborateurs, Vincent Calvez a ainsi prédit une accélération de la propagation du batracien, en prenant en compte que les individus n’ont pas tous les mêmes capacités à se déplacer, ce qui s’est révélé conforme aux données de terrain ramenées par des biologistes. « Créer une telle synergie n’est pas simple, insiste Vincent Calvez, l’IMPT doit être une interface nous questionner et nous rencontrer. »
Un avis qui semble largement partagé par les différents chercheurs et chercheuses impliqués. « Je sens que la communauté des mathématiciens accueille d’un très bon œil l’arrivée de l’IMPT, se réjouit Arnaud Guillin. C’est une reconnaissance de notre travail de la part des autres sciences, nous sommes justement attachés à montrer à quel point la recherche en mathématiques est un domaine vivant et utile à la société. »
- 1Institut national des sciences mathématiques et leurs interactions.
- 2Laboratoire de mathématiques Blaise Pascal (CNRS/Université Clermont Auvergne).
- 3Laboratoire de mathématiques (CNRS/Université Savoie Mont-Blanc). Didier Bresch y est directeur de recherche.
- 4Institut national des sciences de l’univers.
- 5Institut national de physique.
- 6Institut écologie et environnement.
- 7Laboratoire magmas et volcans (CNRS/IRD/Université Clermont Auvergne).
- 8Environnements et paléoenvironnements océaniques et continentaux (CNRS/Université de Bordeaux).
- 9Institut Camille Jordan (CNRS/Université Jean Monnet/Université Claude Bernard/École Centrale de Lyon/INSA Lyon).