Arrêt au GANIL : « le bilan ne sera pas neutre pour les physiciens »
Après deux mois d’arrêt au Grand accélérateur national d’ions lourds (GANIL) de Caen, la priorité est donnée à la mise en route de son nouveau projet SPIRAL2.
Percer les mystères de la matière. Une mission ambitieuse à laquelle le GANIL s’attèle depuis sa création en 1976. Mais, suite à la crise sanitaire et la demande de confinement, les accélérateurs ont été arrêtés le 14 mars, et les activités sur le site du laboratoire ont cessé, bouleversant le fonctionnement et l’avancement des activités scientifiques. Le GANIL étant aussi un laboratoire d’accueil international (près de 700 chercheurs-invités viennent chaque année utiliser du « temps de faisceau » pour mener leurs expériences), la fermeture des frontières a provoqué l’arrêt du programme faisceau et de toutes les expériences en cours. Aujourd’hui, l’activité reprend.
Piloté conjointement par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et le CNRS, le GANIL est aujourd’hui l'un des cinq plus grands laboratoires au monde1 pour la recherche avec des faisceaux d’ions2 sur les noyaux exotiques. Nés des étoiles, ces noyaux éphémères, instables et radioactifs sont introuvables sur Terre. Ils sont créés artificiellement au GANIL pour être observés et mettre en évidence des singularités dans l'organisation de la matière. Plus d’une centaine de ces noyaux y ont déjà été découverts, synthétisés et étudiés. Ce sont les accélérateurs de particules—fameux cyclotrons—du GANIL qui permettent aux scientifiques de « casser » des ions accélérés afin d’obtenir de nouveaux atomes et d’ainsi explorer les limites de la stabilité des noyaux atomiques.
Avec le projet SPIRAL23 , le GANIL est passé à l’étape supérieure. Les physiciens se sont dotés récemment d’instruments encore plus puissants. Inauguré en 2016, le nouvel accélérateur linéaire LINAC était en cours de mise en route depuis juillet 2019 afin d'être opérationnel à l'automne 2021. L’objectif : augmenter considérablement les capacités expérimentales du GANIL. Le LINAC fournira des faisceaux d’ions stables de très hautes intensités - 10 à 100 fois celles disponibles aujourd’hui - et devrait permettre de produire des noyaux exotiques en très grande quantité.
Préservation du site
« Tous les lundis, nous faisions un point sur la semaine passée pour tenir informé le personnel », raconte Navin Alahari, directeur du GANIL, qui, avec la directrice-adjointe Héloïse Goutte, ont assuré sur place les seules activités administratives qui ne pouvaient être gérées à distance. Il s’agissait de garder le lien entre les équipes et de limiter l’isolement causé par le confinement. La priorité était avant tout de préserver la santé des quelques 220 permanents et de veiller à la maintenance des équipements, car même durant cette période, les« constantes vitales » des accélérateurs devaient être attentivement contrôlées. « Les détecteurs nécessitent à la fois une surveillance à distance et sur place. Ils ont besoin d’être refroidis 24h/24h par des circuits à l’azote liquide. En cas de problème — et même en temps normal — une équipe peut être alertée à distance et intervenir rapidement sur place. Un bilan du site était fait toutes les semaines avec l’autorité de sûreté nucléaire », explique le directeur.
Assurer la continuité des activités à distance
Parallèlement, la vie scientifique s’est organisée virtuellement : marathon de visio-conférences, exploitation des résultats, séminaires en ligne. « Nous nous étions préparés, quelques semaines avant, à l’éventualité de devoir arrêter les expériences. Les équipes ont pu stopper leurs activités sans trop de précipitation », raconte Antoine Lemasson, physicien nucléaire au GANIL, lauréat de la médaille de bronze 2018 du CNRS. Pour les chercheurs, la fermeture du laboratoire ne s’est pas traduit en arrêt du « travail scientifique ». « Si on ne pouvait pas faire tourner une expérience à distance, les données prises en amont, stockées au centre de calcul CC-IN2P3 à Lyon ou sur les serveurs du GANIL, nous étaient toujours accessibles », poursuit-il. Les scientifiques ont donc pu avancer sur l’exploitation des données de leurs recherches et rédiger des articles.
Des expériences reportées à 2021
Mais après deux mois d’arrêt, le bilan ne sera pas neutre pour les physiciens. « Certaines expériences seront reportées à 2021. Nous allons devoir revoir nos objectifs pour l’année prochaine, avec de nouvelles contraintes comme des capacités d’accès au site limitées », ajoute Antoine Lemasson. Depuis la réouverture du GANIL le 11 mai, une partie de l’activité se poursuit encore à distance pour laisser la place au personnel technique qui relance l’accélérateur. « Actuellement, sur les quelques 220 chercheurs, techniciens, ingénieurs permanents, seuls 20% des effectifs ont pu retourner sur site, conformément à notre Plan de reprise d’activité (PRA). D’ici la fin du mois de juillet, nous espérons atteindre 60% du personnel mais nous devrons rester très attentifs à ce que les conditions de sécurité soient respectées », précise Navin Alahari. Sur place, toutes les mesures ont été prises pour assurer le retour des scientifiques dans les meilleures conditions : port du masque obligatoire, gel hydro-alcoolique à disposition, parcours signalisé, rappel des gestes de distanciation physique, réouverture de la cantine sous contrainte sanitaire.
Priorité sur SPIRAL2
« Redémarrer les équipements va nécessiter d’autant plus de temps, de prudence, et d’expertise que les contraintes imposées dans le cadre du déconfinement sont fortes », explique Patrice Verdier, directeur adjoint de l’IN2P3. Avec la mise en route de SPIRAL2, le laboratoire se trouve aujourd’hui dans une situation inédite. Si chaque année pendant plusieurs mois les installations « historiques » sont mises à l’arrêt (en mode maintenance) pour des raisons notamment d’économie énergétique, les scientifiques font aujourd’hui face à un double défi : assurer la maintenance de ses installations existantes et reprendre la mise en route de SPIRAL2 dont les premières expériences étaient attendues pour fin 2021. « Nous avons dû faire un choix. Nous resterons concentrés sur notre objectif principal : le redémarrage de SPIRAL2 et du LINAC. Mais il est encore difficile pour nous d’avoir une vision claire pour les prochains mois. Tous les équipements liés à la sécurité de l’accélérateur doivent encore subir une batterie de tests pour vérifier le bon fonctionnement de la machine. Ces expériences-tests, plus d’une centaine, sont essentielles pour pouvoir permettre la remise en route de SPIRAL2 », souligne Navin Alahari. L’autre priorité pour le GANIL est d’assurer rapidement le retour sur site des étudiants en thèse que la crise sanitaire a privé d’un temps d’expérimentation précieux afin qu’ils poursuivent leurs travaux de recherche.
En plus des conséquences internes, l’impact de la crise sanitaire pour les quelques 700 chercheurs-invités venant d’autres laboratoires français ou étrangers accueillis chaque année par le GANIL courra encore de longs mois. Pour Antoine Lemasson, « l’objectif est de pouvoir accueillir à nouveau dès 2021 les physiciens du monde entier pour de nouvelles expériences. »
- 1Notamment grâce à l’impulsion internationale donnée dans les années 80 par son ancien directeur, le physicien Claude Détraz, qui nous a quitté le 20 juin 2020.
- 2Les faisceaux de particules sont produits par des sources d’ions - des atomes "débarrassés" de certains de leurs électrons - puis guidés et accélérés par des champs magnétiques et électriques dans l’accélérateur.
- 3Pour Système de production d’ions radioactifs accélérés en ligne de seconde génération.
« Le GANIL endeuillé »
Claude Détraz, ancien directeur du Ganil, s’est éteint le 20 juin 2020 à l’âge de 82 ans. Né le 20 mars 1938 à Albi, ce brillant physicien entre au CNRS en 1962 à l’Institut de Physique Nucléaire d’Orsay, le laboratoire créé par Irène et Frédéric Joliot-Curie. Après avoir présidé la section de Physique nucléaire du Comité National, il est l'un des architectes du Grand accélérateur national d’ions lourds (GANIL) et celui qui en a assuré le premier la direction de 1982 à 1990. En 1991, il rejoint le cabinet du ministre de la Recherche, Hubert Curien. L’année suivante, Claude Détraz est nommé directeur de l’Institut national de physique nucléaire et de physique des particules (IN2P3), poste qu’il occupe jusqu’en 1998. En 1999, il devient directeur scientifique au CERN à Genève jusqu’à fin 2003. Chercheur engagé, défenseur infatigable d’une recherche de pointe intégrée à la société, Claude Détraz fut un visionnaire pour la physique nucléaire française et européenne. La recherche, disait-il, « c’est l’acte par lequel une société avancée exprime sa foi en un avenir ouvert ».