« Les scientifiques doivent nourrir la réflexion des élus »

Institutionnel

Le directeur de recherche CNRS Eric Kerrouche est également sénateur socialiste des Landes depuis 2017. Il nous fait part de son double regard sur la crise sanitaire du COVID-19 que traverse le pays.

Vous êtes à la fois politologue et élu au Sénat. Dans le cadre de la lutte contre le COVID-19, comment s’opère la dynamique entre les mondes scientifique et politique ?

Eric Kerrouche : En tant que chercheur et malgré la difficulté de la situation, je suis très sensible au rapprochement que crée cette crise entre le gouvernement, voire les institutions locales, et les équipes de recherche, notamment des institutions publiques. Il n’est bien entendu pas question de passer à un gouvernement de l’expertise où tout serait dicté par des experts non élus qui n’ont pas de légitimité démocratique. Mais nous avons à notre disposition des scientifiques de qualité qui doivent nourrir la réflexion : la science est un instrument de compréhension du réel qui n’est pas encore assez utilisé aujourd’hui en France par les gouvernants.

La crise actuelle montre en tout cas la difficulté d’accorder les deux domaines, comme en témoigne le Conseil scientifique placé auprès du président. Ce conseil a été régularisé a posteriori par la loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de COVID-19. Par ailleurs, il a été assez difficile d’ajuster les avis de ce Conseil, dont le statut originel était mal défini et la parole politique. Il prenait parfois acte de décisions politiques déjà prises. On peut également s’interroger sur la composition de ce conseil scientifique et par exemple le fait qu’aucun membre de la Haute autorité de santé n’en soit membre. Dernier point, on a mal compris son articulation avec le CARE1 . Ces deux comités étaient, semble-t-il, complémentaires. Pourtant, alors que le CARE a pour mission d’éclairer les pouvoirs publics notamment sur les innovations technologiques, c’est auprès du comité scientifique qu’a été nommé, par un décret présidentiel, un expert en numérique qui n’est pas membre du CARE (alors que certaines personnes siègent au sein des deux comités).

Plus largement, en tant que législateur, j’espère que le gouvernement va se rendre compte de la nécessité de donner plus de moyens à la communauté scientifique et à l’ensemble des institutions de recherche publiques comme le CNRS, afin que les recherches puissent s’inscrire dans la durée. Nous sommes à un moment où nous allons devoir nous redéfinir et il faut nous appuyer sur une recherche de qualité pour aller plus loin.

Eric Kerrouche au Sénat
© Sénat

Avez-vous participé au vote de la loi d’urgence promulguée le 23 mars 2020 pour faire face à l’épidémie ?

E. K. : Bien sûr. Et ce vote a montré que le Parlement, qui fonctionne sur un mode normal avec des parlementaires présents physiquement dans une même arène pour échanger et débattre, n’était pas prêt pour faire face à une telle crise. Nous nous sommes évidemment reconfigurés avec des visio- et audio-conférences. Mais cela interroge notre organisation sur la durée : peut-être que cette période particulière permettra d’améliorer certains modes de fonctionnement traditionnels, de mettre en place de nouvelles méthodes de participation à distance, et d’adapter nos règlements pour que le Parlement continue pleinement à jouer son rôle, même dans des situations aussi exceptionnelles que celle que nous traversons. C’est d’autant plus nécessaire que, si le Parlement a initialement joué le jeu lors du vote de la loi d’urgence sanitaire, l’exécutif, fidèle à la tradition de la cinquième République, a eu tendance à malmener le législatif, que ce soit en termes de délais ou de discussions. Cela a particulièrement été visible s’agissant de la loi prorogeant l'état d'urgence sanitaire, avec des débats organisés dans la précipitation. Or, dans de telles périodes, il est indispensable qu’un contrôle parlementaire puisse s’instaurer.

Vous êtes par ailleurs chercheur à temps partiel au Cevipof2 . Quelles recherches y menez-vous ?

E. K. : Mon parcours est particulier. Spécialiste de la décentralisation en France et en Europe, de la démocratie locale et des parlementaires, j’ai été élu local avant de devenir sénateur des Landes en octobre 2017. Je suis donc, en quelque sorte, devenu mon sujet d’étude ! Aujourd’hui, mes spécialités de recherche me sont utiles dans mon mandat parlementaire, et inversement, mon mandat nourrit mes recherches. J’ai ainsi publié des essais fondés sur des données issues du Sénat et récemment sur la professionnalisation des élus locaux. C’est d’ailleurs cette complémentarité qui me permet de continuer à faire de la recherche.

Dans la période, avec mes collègues du Cevipof, notamment Sylvain Brouard qui l’a initiée et Martial Foucault, le directeur du laboratoire, nous avons mis en place une étude comparée sur les attitudes et les opinions des citoyens face au COVID-19. Cette enquête est administrée à 2000 personnes par semaine en France. Elle a été traduite et diffusée dans 19 autres pays dans le monde sur trois continents (Europe, Amérique, Afrique). Nous mettons régulièrement les données françaises en libre accès pour que cette étude s’inscrive dans une perspective cumulative et qu’elle ait une utilité sociale.

Quels en sont les premiers résultats ? Certains d’entre eux seront-ils utiles pour votre travail de parlementaire ?

E. K. : Nous avons déjà produit plusieurs notes de recherche qui constituent un travail préliminaire, par exemple sur les effets du coronavirus sur l’emploi ou sur l’opinion des citoyens à propos du traçage par téléphone portable. Il nous a ainsi été possible de mettre en lumière la très forte sensibilité du jugement des Français à l’action de l’exécutif au fil des prises de parole et des mesures de confinement. Contrairement à d’autres pays, le niveau d’obéissance a été progressif, pour culminer après 3 semaines à plus de 90 % de respect des mesures gouvernementales. Depuis, et avant même la fin du confinement, une vraie lassitude s’est dessinée et les mesures privatives de libertés initialement acceptées étaient de plus en plus mal vécues. Par ailleurs, contrairement à ce que l’on pouvait attendre, les Français expriment un niveau plus important de colère que d’anxiété à propos de la gestion de la crise. Enfin, des différences apparaissent entre hommes et femmes sur la perception de la crise. Paradoxalement, alors que la mortalité du coronavirus touche avant tout les premiers, ce sont les secondes qui présentent les formes les plus aiguës en matière d’isolement social et sont plus respectueuses des mesures sanitaires. Nous allons nous pencher désormais sur le suivi et les conséquences du déconfinement.

Ce travail a bien sûr un intérêt scientifique mais, dans mon action parlementaire, il m’importe aussi de connaître la façon dont est perçue la gestion de cette crise et ses effets sur les citoyens.

Vue extérieure du Sénat français, façade Nord
Le Sénat français © Sénat

Le rapprochement entre gouvernement et scientifiques est-il de nature selon vous à rassurer des citoyens de moins en moins enclins à faire confiance aux hommes et aux femmes politiques ?

E. K. : Je ne le crois malheureusement pas. La crise de confiance touche également les scientifiques, même si cette défiance est moins marquée que celle manifestée vis-à-vis des politiques. Dans notre enquête, 76,1 % des répondants déclarent faire confiance aux scientifiques. Toutefois, seuls 25,7 % d’entre eux estiment qu’il n’est pas probable que les scientifiques cachent des informations aux Français sur l'épidémie de COVID-19… De façon plus globale, il ne semble pas que cette crise ait contribué à valoriser le rôle social de la science dans un pays fortement tiraillé par le doute et la défiance.

Selon vous, la recherche, adepte du temps long, réussit-elle à faire face à la nécessité d’une réponse rapide pour contrer le virus ?

E. K. : La réponse me semble assez évidente. La recherche ne peut s’inscrire que dans le temps long, ce qui suppose des financements pérennes au-delà des seuls appels d’offre ponctuels, qui sont utiles mais ne peuvent pallier un manque structurel de moyens. Et cette inscription dans le temps n’est pas en contradiction avec les réponses rapides, au contraire. La crise actuelle en donne un très bon exemple : si certaines recherches menées dans le cadre du SARS-CoV-1 après la première épidémie de 2002 avaient continué à être financées après cette période, et non abandonnées par manque de financement, la réponse à la pandémie actuelle aurait - peut-être - été différente.

Pendant la crise, lequel de vos deux rôles - sénateur ou scientifique - devient prioritaire ?

E. K. : Il faut organiser la semaine… Dans la période actuelle, mon mandat de sénateur est exigeant : en plus des réunions et travaux de commission qui sont tous dématérialisés, je reçois des centaines de mails par semaine, avec en cette période de nombreuses sollicitations citoyennes, qu’il faut trier et traiter. Toutefois, j’ai la chance d’être épaulé dans mon travail parlementaire par une équipe performante de trois personnes qui m’entoure et sans laquelle je ne pourrai pas remplir mon rôle. S’agissant de la recherche, je suis également en télétravail. J’ai donc la chance de pouvoir aménager mes horaires de recherche et un rythme qui me convient, sachant que le fait d’être à temps partiel facilite ces ajustements. Cela n’a rien eu à voir avec les situations difficiles de nos concitoyens qui, au cœur de l’épidémie, se sont occupés des malades ou ont été réquisitionnés dans les magasins par exemple.

Ce qui est certain et que j’avais déjà observé, c’est que les habitudes que j’ai prises dans le monde de la recherche me sont utiles en tant que sénateur. Avant de voter, les parlementaires doivent se faire une opinion sur de nombreux sujets dont ils ne sont pas experts, accumulant des données, des notes, des avis. La capacité à trouver les bonnes informations, à les sélectionner et synthétiser est inhérente au travail de scientifique, quelle que soit la spécialité. C’est une aide considérable au quotidien, notamment pendant cette crise sanitaire où les fausses informations auront beaucoup circulé.

  • 1Comité analyse, recherche et expertise (CARE) Covid-19.
  • 2Centre de recherches politiques de Sciences Po (CNRS/Sciences Po Paris).