Les « campagnes d’opportunité » : une occasion pour la recherche, mais parfois éthiquement contestable
Christine Noiville, présidente du comité d'éthique du CNRS (COMETS), nous explique l’avis que ce comité vient de rendre sur la question délicate des campagnes de recherche dites « d’opportunité ».
Le COMETS publie un avis sur les campagnes d’opportunité. Pourquoi vous être saisi de ce sujet ?
Christine Noiville1
: C’est Antoine Petit, le PDG du CNRS, qui a saisi le COMETS pour l’interroger sur l’éthique des « campagnes d’opportunité ». Dans le jargon des scientifiques, cette notion vise des campagnes de recherche dans lesquelles des chercheurs et chercheuses bénéficient de moyens logistiques publics ou privés (des avions de ligne, des bateaux de commerce ou de croisière, des bâtiments de la marine nationale, etc.), pour récolter des données scientifiques, gratuitement ou à peu de frais. C’est un type de partenariat très classique. Cela fait longtemps que de nombreux bateaux de plaisance ou de commerce sont instrumentés pour collecter des microplastiques, suivre des animaux marins, mesurer tel ou tel paramètre physique ou chimique de l’océan, etc.
Mais on voit désormais se multiplier des offres de campagnes d’opportunité d’un nouveau type en direction de la recherche publique, proposées par des compagnies touristiques qui organisent des voyages dans des milieux « uniques » ou difficiles d’accès. C’est par exemple le cas de la Compagnie du Ponant, qui organise des croisières aux pôles et propose à des scientifiques d’embarquer sur son navire brise-glace Le Commandant Charcot pour mener des projets de recherche. Cette réalité s’inscrit dans un contexte d’interrogations que l’on sait croissantes, dans certaines communautés de recherche, sur la multiplication des entreprises privées qui proposent, parfois avec opportunisme, leur appui à la recherche publique.
Nous avons comme d’habitude largement auditionné : des membres du collectif Scientifiques en rébellion qui avaient interpelé le CNRS sur le sujet ; des responsables de la Compagnie du Ponant ; des personnels de recherche du CNRS et de l’Ifremer qui se sont embarqués sur Le Commandant Charcot ces dernières années ; mais aussi des spécialistes de la recherche aux pôles, pour mieux apprécier en quoi ce type de campagnes est ou non susceptible de constituer une opportunité « éthique » pour la recherche publique. En l’occurrence, s’agissant des campagnes d’opportunité actuellement proposées par le Compagnie du Ponant, le COMETS est circonspect.
Pourtant, les campagnes d’opportunité peuvent fournir des données scientifiques indispensables à la recherche. Quels risques le COMETS a-t-il identifiés ?
C. N. : Oui, de manière générale, les campagnes d’opportunité peuvent indéniablement fournir des données scientifiques dont il serait dommage de priver la recherche. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs si on leur a donné cette appellation. Quand la recherche peut bénéficier de moyens logistiques, en général gratuitement et qui plus est sans restriction d’usages sur les données et les résultats, elle a souvent tout à y gagner.
Le COMETS considère toutefois que ce modèle devient potentiellement problématique quand il prend appui sur une activité qui impacte négativement l’environnement et les populations locales, et plus encore quand il sert d’argument pour cautionner voire promouvoir cette activité. C’est le cas des campagnes qui sont aujourd’hui proposées par des opérateurs de tourisme aux pôles ou dans d’autres zones fragiles comme les lagons, les espaces protégés, les grands fonds ou même l’espace. Du point de vue du COMETS, ce type de tourisme constitue une activité éthiquement contestable, quand bien même l’entreprise qui la pratique opère de façon responsable. Rappelons par exemple que la fréquentation des pôles ne cesse d’augmenter et qu’un marathon se déroule désormais tous les ans en Antarctique, alors même qu’il existe un consensus scientifique sur la nécessité d’une protection particulière des espaces polaires. Or, il est évident que la présence de scientifiques à bord joue sur le choix des clients de participer à une croisière, et qu’elle est de nature à conforter cette réalité aujourd’hui problématique qu’est l’accélération du tourisme polaire. C’est d’ailleurs un objectif recherché par les opérateurs de tourisme, qui en font un argument promotionnel. C’est là qu’est le risque, même si le COMETS a bien conscience de l’intérêt que, de prime abord, ce type de soutien privé peut présenter dans un domaine comme la recherche polaire qui est insuffisamment financé par les fonds publics.
Quelles sont alors les principales recommandations du COMETS ?
C. N. : Face à une multiplication des offres de campagnes d’opportunité associées à des activités touristiques dans des espaces fragiles et face aux interrogations qu’elles soulèvent, il est important de ne pas laisser aux personnels de recherche et aux délégations la responsabilité de se déterminer seuls. Ils devraient disposer d’un positionnement public clair, et régulièrement mis à jour, du CNRS sur les critères d’acceptabilité de ces campagnes d’opportunité et, plus généralement, des partenariats avec des entreprises, fondations ou associations.
Pour le COMETS, au-delà des critères classiques qui guident les partenariats (plus-value scientifique, équilibre économique entre partenaires, etc.), les critères suivants devraient également être soigneusement considérés : l’apport de la campagne en termes de collecte de données ; l’impact environnemental et socio-culturel de l’activité à laquelle cette campagne se rattache ; ses répercussions sur l’image du CNRS et de la recherche en général.
En l’occurrence, au regard de ces critères, le COMETS exprime une profonde réserve à l’égard des campagnes d’opportunité comme celles que propose actuellement la Compagnie du Ponant sur le Commandant Charcot en Arctique et en Antarctique. Il lui semble en effet que les inconvénients que présentent ces campagnes ne sont pas contrebalancés par ce qui peut en être retiré au plan scientifique.
- 1Présidente du COMETS depuis le 1er octobre 2021, Christine Noiville est juriste, directrice de recherche au CNRS, directrice de l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne (CNRS/Université Panthéon-Sorbonne) et présidente du Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN).