Le CNRS souhaite attirer les talents en IA de demain
À travers le programme Choose France CNRS AI Rising Talents, l'institution vise à attirer les meilleurs chercheuses et chercheurs du domaine. Explications avec Massih Reza Amini, directeur adjoint scientifique de CNRS Sciences Informatiques.
Pouvez-vous expliquer ce qu’est l'appel Choose France CNRS AI Rising Talents ?
Massih Reza Amini : Le programme "Choose France CNRS AI Rising Talents" a débuté en 2020, il offre une opportunité unique aux jeunes chercheurs en France et à l’étranger talentueux de lancer et de diriger un projet de recherche en intelligence artificielle (IA) au sein d'un laboratoire du CNRS, et ce pour une durée de 4 ans. Ce programme est ouvert à tous les chercheurs dont le projet est centré sur l'IA, dont l'IA au service de la science, et cela, peu importe l’institut de rattachement.
L’initiative est cofinancée par le ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche ainsi que par le programme PEPR IA, dont le CNRS est co-pilote. Il s’agit de la quatrième édition de cet appel, et elle revêt un caractère stratégique pour le CNRS. Antoine Petit, le président-directeur général du CNRS a d'ailleurs activement participé à la rédaction de l'appel, qui est coordonné par CNRS Sciences Informatiques.
L'une des grandes nouveautés de cette édition est l'ouverture de l'appel aux jeunes talents français avec un parcours international, dans une volonté de les attirer et les garder en France. Auparavant, les chercheurs étaient limités à des projets centrés exclusivement sur les sujets du cœur IA (comme l'apprentissage machine). La seconde nouveauté de cette édition est l’ouverture aux projets en interface avec d'autres disciplines scientifiques, permettant ainsi à ces projets de se développer. Enfin, le programme propose un budget compétitif pouvant atteindre jusqu'à un million d'euros pour chaque projet sélectionné. L'appel est ouvert depuis le 9 septembre et se clôturera le 31 mars 2025.
Le programme CNRS AI Rising Talents s’inscrit dans le cadre de la Stratégie Nationale pour l'Intelligence Artificielle (SNIA). Pouvez-vous nous en dire plus sur cette stratégie et ses enjeux ?
L’un des principaux enjeux est d’éviter une fuite des cerveaux à l’étranger ou d’autres pôles technologiques. Nous sommes en pleine course mondiale sur l’IA, avec des acteurs comme les États-Unis et la Chine investissant massivement dans ce domaine. Il est crucial pour la France de rester dans la compétition, car ne pas suivre cette dynamique reviendrait à se marginaliser par rapport au progrès scientifique et technologique du XXIe siècle.
La Stratégie Nationale pour l'Intelligence Artificielle (SNIA) a été lancée en 2018 à la suite du rapport Villani pour renforcer la position de la France dans ce domaine. Elle repose sur quatre piliers principaux : des investissements massifs, avec 1,85 milliard d’euros alloués entre 2018 et 2022 pour financer des projets et des infrastructures de recherche en IA ; l’encouragement des collaborations entre l'académie et l'industrie pour dynamiser la recherche ; l’attraction des talents, et enfin le renforcement de la coopération internationale. Cette stratégie entre actuellement dans sa deuxième phase, avec une enveloppe de 1,5 milliard d'euros supplémentaires jusqu’en 2025 soit plus de 3 milliards d’euros investis au total.
Comment le CNRS s’engage-t-il dans cette course ?
Le CNRS s'est engagé de manière proactive dans le développement de l'IA, en soutenant des initiatives de recherche interdisciplinaires, des projets plus ciblés et en pilotant des moyens de calcul intensif pour l’IA. Plusieurs actions phares illustrent cet engagement :
Tout d'abord, le Centre AISSAI (AI for Science and Science for AI) est au cœur de la stratégie du CNRS en matière d'IA. Son objectif principal est de stimuler l'interdisciplinarité en créant un pont entre les chercheurs en IA et ceux d'autres domaines scientifiques. L'idée est de développer des modèles collaboratifs où l'IA sert non seulement la science, mais où la science contribue aussi au développement de l’IA. Le centre AISSAI vise à tisser des liens avec des institutions internationales renommées telles qu’IVADO au Québec, Stanford, le MIT, l'Université de Chicago aux Etats-Unis, ou encore des universités européennes comme celles de Berlin ou Cambridge, une coopération internationale essentielle pour rester compétitif à l'échelle mondiale.
Le CNRS a également investi dans les instituts 3IA (Institut Interdisciplinaire en Intelligence Artificielle), créés en 2019, avec quatre centres répartis sur le territoire français. Leur mission est de structurer la recherche autour des fondements de l'IA, de ses applications concrètes, de la formation des chercheurs et ingénieurs, ainsi que de la valorisation et de la coopération industrielle. Initialement doté d'un budget de 80 millions d'euros, ce programme a permis de faire émerger des centres de recherche d’excellence. Aujourd’hui, cinq autres centres se sont ajoutés pour former un réseau national, également connu sous le nom de clusters IA, avec un financement total de 350 millions d’euros.
Le CNRS a aussi mis en place un dispositif d'accompagnement à la recherche avec le Réseau des ingénieurs PNRIA. Ce réseau se compose d'une vingtaine d'ingénieurs spécialisés en IA, recrutés directement à la sortie de leurs études, qui accompagnent les chercheurs dans leurs projets. Ils jouent un rôle clé en tant qu’experts techniques, notamment dans le cadre des collaborations avec le supercalculateur Jean Zay opéré par le CNRS. Ce réseau a permis de créer une nouvelle grille salariale attractive de data scientists, compétitive sur le marché de l’emploi, afin de retenir les talents en ingénierie en France.
Le supercalculateur Jean Zay est l’une des machines de calcul les plus puissantes en Europe. Il représente un atout majeur pour le développement de l'IA au CNRS. Avec une puissance de calcul de 126 pétaflops1 , il permet aux chercheurs d’apprendre des modèles d’IA extrêmement complexes et de grande envergure, tels que les grands modèles de langage (LLM). Cette infrastructure est régulièrement mise à jour pour rester à la pointe, garantissant ainsi que les scientifiques français disposent des moyens nécessaires pour rivaliser avec les meilleurs centres de recherche mondiaux.
Enfin, le CNRS continue d'investir dans des initiatives collaboratives comme le PEPR IA (Programme et Équipement Prioritaire de Recherche en Intelligence Artificielle). Ce programme national vise à encourager les synergies entre les différents acteurs de la recherche en IA, en mettant l'accent sur des enjeux de soutenabilité écologique grâce à de nouvelles architectures matérielles ou à de nouveaux paradigmes de calcul, ainsi que sur la sécurité et la robustesse des systèmes, l'explicabilité et l’interprétabilité, en mobilisant davantage de domaines mathématiques.
Le développement de l’IA soulève de nombreuses questions ? Quelles sont les principales préoccupations actuelles en matière de recherche dans ce domaine et comment sont-elles prises en compte ?
L’essor de l’intelligence artificielle est accompagné de multiples interrogations, notamment sur le plan éthique, écologique et sociétal. À l’origine, l’IA suscitait des craintes, en grande partie alimentées par des scénarios de science-fiction où des IA prenaient le contrôle de nos sociétés, mais aujourd’hui, ces peurs se sont atténuées. L'IA est désormais perçue comme un outil d’aide à la décision plutôt qu'un remplacement de l’humain. Toutefois, des enjeux majeurs demeurent, en particulier autour de la transparence des décisions prises par ces systèmes, de l’explicabilité et de l’interprétabilité des modèles, ainsi que de la responsabilité éthique de leur utilisation.
L'entraînement de modèles de grande taille comme les LLMs soulève également des défis écologiques importants, car ces systèmes nécessitent des ressources énergétiques considérables. Il est donc crucial d'adopter une approche durable et responsable dans le développement de l’IA.
Trois autres questions majeures se posent actuellement dans la recherche en IA : La maîtrise des modèles de fondation, capables de générer des textes, des images ou des vidéos, représente un enjeu critique, notamment en ce qui concerne la qualité et la véracité des informations produites. L’explicabilité des décisions prises par ces modèles constitue un deuxième défi, car contrairement à un humain, ces systèmes ne peuvent pas toujours justifier leurs choix de manière transparente. Enfin, des préoccupations éthiques persistent quant à l'utilisation de ces modèles, ainsi que des enjeux environnementaux liés à leur développement.
L'IA, par nature pluridisciplinaire, implique des domaines aussi divers que l’informatique, les mathématiques, la physique, les neurosciences, la psychologie, les sciences du langage, ainsi que les sciences humaines et sociales. C’est précisément cette multidimensionnalité qui rend son développement si crucial et stimulant pour l’avenir.
- 1Soit 126 millions de milliards d’opérations flottantes par seconde.