La diffusion neutronique française à la croisée des chemins

Institutionnel

Entre les retards de livraison d’une nouvelle infrastructure européenne, en construction en Suède, et les incertitudes sur l’avenir de l’Institut Laue Langevin, la dernière source de neutrons sur le sol français, la communauté de diffusion neutronique française s’interroge sur la stratégie à adopter, à l’heure d’une compétition internationale accrue.

On les retrouve aussi bien en physique, chimie, ingénierie, biologie qu’en géoscience. Certains domaines industriels les emploient comme sonde pour la caractérisation de matériaux pour l’énergie (comme les batteries et les piles à combustible), la radiographie, la validation de résistance aux rayonnements ou encore la qualification d’assemblages métallurgiques. Ces objets mystérieux, ce sont les neutrons, des particules de charge électrique nulle qui composent, avec les protons, les noyaux des atomes. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, une discipline scientifique, la diffusion neutronique, exploite leurs propriétés pour caractériser des matériaux ou des substances. Grâce à sa sensibilité aux éléments légers et au magnétisme, cette technique unique se distingue de celles utilisant d’autres faisceaux, lasers ou rayons X.

 

L’Europe à la pointe de la diffusion neutronique…

En un demi-siècle, l’Europe s’est imposée comme un acteur à la pointe de la recherche internationale en diffusion neutronique. Et pour cause : le continent s’est doté d’installations parmi les meilleurs au monde pour produire et utiliser des faisceaux de neutrons. Celles-ci regroupent un ensemble d’instruments de pointe autour d’une source de neutrons, ce qui ne peut se faire dans une salle de laboratoire et nécessite par conséquent de très grandes infrastructures. Deux technologies ont cours pour le moment. La première utilise la fission nucléaire. À la manière d’une centrale nucléaire de bien moindre puissance, un réacteur de recherche, alimenté par du combustible enrichi à l’uranium 235, produit des neutrons en continu. Ces réacteurs de recherche doivent cependant respecter des contraintes réglementaires strictes, puisqu’ils reposent sur la fission de combustible radioactif. Jusqu’à la fin des années 2010, l’Union européenne possédait plusieurs réacteurs de ce type, dont quatre répartis entre l’Allemagne et la France. Il s’agit pour la France d’Orphée, situé sur le plateau de Saclay, définitivement arrêté en 2019 après une quarantaine d’années de service, et du réacteur à haut flux (RHF) de l’Institut Laue-Langevin (ILL), symbole de la réconciliation franco-allemande ouvert en 1971 à Grenoble et propriété conjointe de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni.

 

À l'intérieur de l'ILL
À l'intérieur de l'ILL. © CNRS Physique

 

Plus récente, la technique utilisant la spallation crée des neutrons en envoyant des protons, des particules chargées positivement, sur des atomes lourds, de mercure ou de tungstène, desquels jaillit alors un flux de neutrons. À la différence des réacteurs de recherche, les sources de spallation sont pulsées et plus intenses. La spallation a désormais le vent en poupe : si le Royaume-Uni dispose depuis 1984 d’une source de spallation, nommée ISIS, tous les regards se tournent désormais vers la Suède. À quelques kilomètres de la mer Baltique, à Lund, se construit depuis dix ans désormais la gigantesque European Spallation Source (ESS), une nouvelle infrastructure de recherche multidisciplinaire qui disposera de la plus puissante source de neutrons jamais construite. Président du comité des très grandes infrastructures de recherche du CNRS, Michel Guidal voit en elle « la machine la plus performante, la plus brillante1 – cent fois plus que l’ILL – et la plus innovante du monde ». Débutée en 2001, cette aventure rassemble treize pays européens2 , dont le montant de la contribution aux coûts d’opération déterminera le temps alloué à leurs scientifiques nationaux. Parmi eux, la France – représentée par le CNRS et le CEA – joue un rôle majeur en contribuant à 9 % de la construction, dont une grande partie en nature, c’est-à-dire en fabriquant directement des éléments du projet. Ainsi, aux côtés du CEA, le CNRS a contribué, via le Laboratoire de physique des deux infinis Irène Joliot Curie (IJCLab)3 , à fabriquer environ 15% des éléments de l’accélérateur linéaire supraconducteur de l’ESS : treize cryomodules complets, disposant d’une cavité supraconductrice en Niobium dont la forme est cruciale pour les performances finales de l'instrument. La France contribue également, via le laboratoire Léon-Brillouin4 , à la construction de cinq des quinze premiers instruments de l’ESS.

 

Les cryomodules produits par l'IJCLab pour l'ESS
Les cryomodules produits par l'IJCLab pour l'ESS. © ESS

 

… mais en perte de vitesse à l’horizon 2030

Néanmoins, malgré ses qualités, l’ESS offrira peu de temps de faisceau à la communauté européenne, comparé à ce que l’ILL offre actuellement. De plus, un tel projet, étalé sur autant d’années, ne va pas sans heurts. Au surcoût des travaux – 550 millions d’euros de 2013 – se sont ajoutés jusqu’à cinq ans de retard. Aussi, si la date du premier faisceau de test est prévue pour juillet 2025, l’ouverture de l’ESS aux chercheurs académiques et industriels ne se fera pas avant fin 2027 au mieux et sa montée en puissance s’échelonnera sur près de dix ans, soit jusqu’en 2037, donc après la fermeture du RHF, estimée en 2030 ou 2033.5 Or, comme le regrette Sylvain Ravy, directeur adjoint scientifique (DAS) « Infrastructures » à CNRS Physique, « le retard de l’ESS remet en question la date optimale d’arrêt du réacteur de l’ILL », car les scientifiques européens pourraient ne plus avoir d’accès suffisant à des neutrons sur le continent. En effet, outre la possible fermeture à venir du RHF, on compte déjà celle d’Orphée et de l’un des deux réacteurs allemands, BER II à Berlin, alors que FRM2, à Garching, en Bavière, est en panne depuis plusieurs années. Quant à l’ISIS britannique, la source est de moindre puissance que les autres. Ces limitations pourraient compromettre l’excellence européenne en diffusion neutronique, à l’heure où les États-Unis modernisent leur propre source de neutrons – située à Oak Ridge, dans le Tennessee, actuellement la plus puissante du monde – et que les pays asiatiques, en particulier la Chine, ne cessent de monter en gamme. Cette perte de vitesse européenne rend perplexe Sylvain Ravy, qui s’inquiète que « le continent, pourtant de très loin leader en diffusion neutronique, pourrait se faire dépasser par les pays asiatiques d’ici 2035 ».

Dans ce contexte, se fait jour l’idée d’une source de neutrons de puissance intermédiaire à l’échelle nationale, aussi bien pour des raisons techniques que stratégiques. Outre l’éventuelle prolongation de l’ILL – considérée comme la meilleure source de neutrons du monde et constamment modernisée6 depuis sa création – jusqu’à 2033, soutenue par la France, les acteurs de la diffusion neutronique en France étudient une solution complémentaire à l’ESS : le projet ICONE. Ce projet, basé sur une troisième génération de sources de neutrons, les « High-Current Accelerator – driven Neutrons Sources », repose sur un accélérateur de protons de basse énergie produisant des neutrons en bombardant des atomes légers comme le béryllium. Ce projet se veut plus modeste que l’ESS – d’une puissance cent fois inférieure – et par conséquent beaucoup moins coûteux. Alors que le budget de construction de l’ESS culminera à plus de trois milliards et que son budget de fonctionnement avoisinerait les 240 millions d’euros par an, ICONE coûterait environ 150 millions d’euros en budget de construction sur dix ans et 20 millions en frais de fonctionnement. Actuellement, « CNRS Physique soutient l’avant-projet détaillé et attend ses conclusions », précise le DAS de l’institut.

 

Le colossal chantier de l'ESS vu du ciel
Le colossal chantier de l'ESS vu du ciel. © P Nordeng/ESS

 

ICONE pourrait fonctionner en parallèle de l’ESS et fournir des jours de faisceau supplémentaires, permettant à des projets scientifiques ne nécessitant pas de performances de pointe d’être réalisés. Comme l’illustre Sylvain Ravy, « on n’a pas forcément besoin d’une voiture de course comme l’ESS pour le travail de recherche de tous les jours ! ». Par ailleurs, le potentiel arrêt du réacteur de l’ILL et le transfert de l’activité scientifique vers la Suède poseraient certains problèmes stratégiques à la communauté neutronique française. Alors que la France, pays hôte et l’un des trois associés de l’ILL, bénéficie d’un quart du temps de faisceau disponible, elle n’aura plus droit qu’à 13% du temps de l’ESS en raison de sa part plus faible dans son financement. Cette situation soulève, aux yeux du président du comité des très grandes infrastructures de recherche du CNRS, un indéniable « enjeu de souveraineté », car « si le réacteur de l’ILL ferme et que l’ESS limite le temps alloué aux scientifiques français, on connaîtra une perte d’expertise et de compétences en diffusion neutronique en France ».

 

Dès lors, comment concilier l’usage restreint de l’ESS qu’auront les scientifiques français avec des besoins en neutrons toujours aussi nombreux ? Tandis que s’accroît la compétition scientifique internationale, la diffusion neutronique française se situe, pour Michel Guidal, à « la croisée des chemins ». Une seule chose reste sûre à ses yeux : « La France doit garder son expertise de pointe et ses compétences en diffusion neutronique, science qui apporte un éclairage unique sur des problématiques actuelles et majeures ». Avec l’ESS, l’ILL et ICONE, un chemin reste à tracer, qui va se préciser dans les deux années à venir.

  • 1En diffusion neutronique, la brillance indique le nombre de neutrons produits par seconde ramené à la taille et à la divergence du faisceau.
  • 2L’Allemagne, l’Espagne, l’Estonie, la France, la Hongrie, l’Italie, la Norvège, la Pologne, la République tchèque et le Royaume-Uni, la Suède et le Danemark en étant les pays hôtes.
  • 3CNRS / Université Paris-Saclay / Université Paris-Cité.
  • 4CNRS / CEA.
  • 5Un amendement à la convention (sixième protocole) entre les trois pays, signé par la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni stipule l’arrêt du réacteur en 2030 ou 2033. Le choix de la date de fin sera tranché d’ici 2027.
  • 6La dernière jouvence en date est le programme ENDURANCE, qui s’achèvera l’an prochain.