COVID-19 : la parité en recherche menacée ?
La situation actuelle due au COVID-19 affecte fortement femmes et hommes, mais le risque d’accroissement des inégalités est important. Alors que des évolutions encourageantes ont été enregistrées ces dernières années, Elisabeth Kohler, directrice de la Mission pour la place des femmes au CNRS, détaille les points de vigilance concernant les possibles conséquences négatives pour les chercheuses, ingénieures et techniciennes de l’organisme.
La crise sanitaire et le confinement mettent en avant des problématiques de genre, les femmes étant souvent en première ligne face au coronavirus et en charge de nombreuses responsabilités familiales et tâches domestiques Ces questions sont soulevées au niveau de la société dans son ensemble. Qu’en est-il dans le monde de la recherche ?
Élisabeth Kohler : Renforcée en temps de confinement, l’inégale répartition des tâches domestiques, du temps consacré aux enfants, surtout quand ils n’ont pas classe, de l’aide apportée aux proches, notamment âgés ou fragiles , etc. rend les femmes encore moins disponibles pour poursuivre la rédaction d’articles, leur habilitation à diriger des recherches, participer à des audio- ou visio-conférences (y compris des colloques scientifiques prévus initialement en présentiel) ou répondre à des appels d’offres. Un contexte encore aggravé pour celles qui doivent en même temps assurer la continuité de l’enseignement1 . Évidemment, cet alourdissement des tâches ne concerne pas toutes les femmes et n’épargne pas tous les hommes, mais certaines revues scientifiques ont déjà constaté une baisse des propositions de publications faites par les femmes et enregistrent une hausse de celles proposées par des hommes2 , avec les répercussions qu’on peut imaginer sur le concours de recrutement et les promotions. Un autre risque est lié au fait que, consciemment ou inconsciemment, les hommes ont tendance à s’échanger plus d’informations entre eux, à faire partie de plus de réseaux. Une partie de l’information échappe ainsi souvent aux femmes. Avec le télétravail et l’absence d’échanges en présentiel, cette tendance risque fort de s’aggraver, si on n’y prend pas garde. On parle bien ici du télétravail dans ce contexte particulier car, en temps normal, s’il reste limité, le télétravail présente indéniablement des avantages. Il a d’ailleurs permis une continuité d’activité pour beaucoup en ce moment.
Ces inquiétudes sont valables également pour les ingénieures et techniciennes (IT). Pour les mêmes raisons, effectuer des tâches complexes, rédiger des rapports, participer à des conférences en ligne peut ne pas être évident, avec les mêmes risques pour l’avancement des carrières.
Les femmes sont aussi souvent plus impliquées dans des tâches dites « invisibles » multipliées par le confinement...
E. K. : Oui, le travail du scientifique ne se résume pas uniquement à la recherche en tant que telle. Aujourd’hui, tout ce qui relève de la diffusion de la connaissance scientifique (médiation, participation à un comité d’experts, intervention dans les médias, etc.) est mieux pris en compte. Mais de nombreuses tâches sont encore peu valorisées, car difficiles à quantifier et classifier. Il s’agit, par exemple, de guider et conseiller, au-delà de l’encadrement purement scientifique, les CDD en doctorat, post-doctorat et autres, de garder une certaine dynamique sociale au sein d’une équipe, d’effectuer des tâches d’intérêt collectif, etc. Déjà en temps normal, les femmes ont tendance à s’investir plus que les hommes dans ces activités. La crise renforce ces inégalités déjà présentes. La situation rendant les conditions plus difficiles pour terminer la rédaction d’une thèse ou obtenir l’éventuelle prolongation d’un CDD, les femmes risquent de consacrer plus de temps que les hommes à celles et ceux qui sont plus fragilisés par le confinement, sans réelle reconnaissance.
Cette situation aura-t-elle des conséquences sur les concours du CNRS ?
E. K. : Pour cette année3 , les dossiers de candidature au concours externe des chercheurs et chercheuses, ainsi qu’au concours interne IT, ayant été déposés avant le confinement, la crise ne devrait pas jouer sur l’évaluation des candidats à ce stade. En revanche, cela peut avoir une influence au niveau des auditions, avec des facteurs de stress et de fatigue accrus en raison du confinement, notamment chez les candidates. Les conséquences de cette situation exceptionnelle seront sans doute plus visibles sur les concours et examens prévus au deuxième semestre : promotion chercheurs et chercheuses, sélection professionnelle et, dans une moindre mesure, concours externes IT. De façon générale, les incidences se feront ressentir au niveau des comptes rendus annuels d’activité des chercheurs et chercheuses, ainsi que des dossiers annuels et propositions d’avancement des IT.
Pour les années à venir, surtout si le confinement devait être reconduit, il est possible que cette période fasse durablement apparaître une nette baisse de la production scientifique, avec toutes les conséquences que cela entraîne au niveau des concours de recrutement et de promotion pour les personnes qui ont été surchargées par des responsabilités familiales et des tâches « invisibles ». Un retour de congé maternité ou parental dans une équipe confinée en télétravail tend aussi à être plus compliqué qu’habituellement pour reprendre un travail productif rapidement.
Même s’il est difficile de généraliser des mesures et même d’imaginer ce qu’elles pourraient être, nous demandons aux jurys de concours et aux responsables d’entretiens d’être vigilants face à ces circonstances exceptionnelles, d’être encore plus sensibles à ce qui a déjà été mis en évidence par le passé au niveau des risques d’inégalités.
Le télétravail protège-t-il du harcèlement ?
E. K. : Les risques de violences sexistes et sexuelles subsistent malgré le confinement, l’isolement pouvant même aggraver certaines formes de harcèlement, notamment par téléphone, mails ou visio, en l’absence des témoins potentiels que sont les collègues au laboratoire ou au bureau. Quand on connaît déjà la difficulté qu’éprouvent souvent les victimes à alerter sur leur situation, il est évident que la période de confinement ne facilite pas l’accès, en toute confidentialité, au circuit de signalement et de traitement mis en place au CNRS. Il faut veiller à remédier à l’isolement des victimes, une vigilance nécessaire à tout moment mais particulièrement dans cette période.
Le confinement peut-il avoir des conséquences bénéfiques ?
E. K. : On peut toujours l’espérer ! Si la crise actuelle pouvait contribuer à une meilleure répartition des tâches au sein du foyer par la suite, ce serait un grand progrès. Elle pourrait aussi amener à réduire un peu le nombre de réunions et de déplacements, dont tous n’ont pas forcément un caractère impératif, mais pèsent lourdement sur les emplois du temps, surtout des femmes. Mais le risque de voir les inégalités s’accroître reste très important.
Si la situation venait à se prolonger ou si une deuxième vague se présentait, quelles pourraient être les conséquences sur les carrières des femmes au CNRS ?
E. K. : D’abord, dans un premier temps, le déconfinement devrait théoriquement rééquilibrer les choses mais il restera très progressif et soulève de nombreuses questions : Qui continuera à télétravailler ? Comment les rotations de personnels se mettront-elles en place ? Même si cela sera difficile à évaluer à l’échelle du CNRS, il serait intéressant de suivre quels personnels reviennent en premier, afin de voir si ce retour dans les laboratoires et les bureaux ne se fera pas au détriment des femmes.
À plus long terme, cette crise sanitaire pourrait avoir des conséquences sur le vivier de futures chercheuses. Alors que la difficulté de concilier vie professionnelle et vie familiale constitue déjà une préoccupation majeure pour elles, la crise actuelle souligne à quel point il peut être compliqué d’assurer une production scientifique soutenue, voire une continuité pédagogique, d’aller à la recherche de financements, de participer à des manifestations scientifiques, d’effectuer des séjours à l’étranger, tout en assumant de lourdes responsabilités familiales. Les conditions d’exercice des métiers de la recherche paraissent donc encore plus difficiles dans cette période et cela risque de détourner certaines femmes. Déjà, en raison du confinement, les stagiaires en master ne peuvent être formées correctement avant de débuter une éventuelle thèse, les doctorantes voient la durée de leur thèse s’allonger en s’inquiétant plus que leurs collègues masculins des répercussions sur leur vie personnelle, les post-doctorantes hésiteront plus que les hommes à partir à l’étranger. La crise risque donc d’avoir des répercussions importantes et pourrait entraver les évolutions positives de ces dernières années au CNRS (voir encadré) : s’il y a moins de candidates, il y aura moins de femmes recrutées, et si le confinement devait durer, le risque est grand de voir moins de femmes promues et encore moins accéder à des postes de responsabilité. Tout dépendra de la durée de cette crise et on ne verra les conséquences que rétrospectivement. Mais il est important pour la Mission de la place des femmes au CNRS d’alerter d’ores et déjà sur ces possibles conséquences à court, moyen et long terme.
Pour en savoir plus :
- 1Le site de Mission de la place pour les femmes propose une rubrique avec des ressources sur le sujet : https://mpdf.cnrs.fr/actualite/confinement-et-risques-dinegalites-femmes-hommes/
- 2https://www.lesnouvellesnews.fr/le-confinement-prejudiciable-aux-chercheuses-pas-aux-chercheurs
- 3Les auditions des concours sont actuellement suspendues : https://www.dgdr.cnrs.fr/drhchercheurs/concoursch/default-fr.htm
Au CNRS, la parité en progression
La Mission pour la place des femmes au CNRS fait état d’évolutions positives au niveau des recrutements et promotions de chercheuses, sur les dernières années, grâce à une « politique d’égalité fortement soutenue au plus haut niveau » et une sensibilisation faite auprès des sections du comité national. « Il y a une prise de conscience des sections », assure Élisabeth Kohler qui annonce la prochaine disponibilité d’un module d’auto-formation sur les inégalités et la parité.