Ambitions internationales pour la physique nucléaire et physique des particules du CNRS
L’Institut national de physique nucléaire et de physique des particules (IN2P3) —partenaire stratégique des Très Grandes Infrastructures de Recherche1 (TGIR)— multiplie les collaborations à l’étranger. Nouvelles perspectives avec son directeur Reynald Pain.
- 1Les très grandes infrastructures de recherche sont des installations, des ressources ou des services, utilisées par la communauté scientifique pour réaliser des recherches de grande ampleur dans des domaines de pointe. Les télescopes, accélérateurs de particules, synchrotrons, lasers, moyens de calcul intensif, mais aussi les outils de production et gestion de données en sont quelques exemples. Parmi les TGIR co-pilotés par l’IN2P3, le HL-LHC au CERN, GANIL/SPIRAL2 à Caen, CTA en construction en Espagne et au Chili ou encore EGO-Virgo, l’Observatoire européen gravitationnel-Virgo.
Comment se déroule la reprise des activités suite au déconfinement et notamment les activités et collaborations à l’étranger ?
Reynald Pain : La crise sanitaire a évidemment compliqué nos activités à l’international. Beaucoup de nos partenaires ont soit été confinés, soit ont fonctionné—et fonctionnent toujours pour certains—en mode « dégradé ». Le CERN, par exemple, a suspendu les travaux en cours des détecteurs de l’accélérateur de particules LHC (Large Hadron Collider), ce qui va entrainer un retard de plusieurs mois pour le redémarrage de la prise de données, prévu en 2021. Aux États-Unis, les travaux de construction du laboratoire souterrain neutrino pour l’expérience DUNE, au sein desquels nous sommes impliqués, ont été suspendu plusieurs semaines mais reprennent actuellement. Coté Asie, mis à part l’impossibilité de voyager, nos grands projets avec la Chine (le détecteur de neutrinos JUNO) et avec le Japon (l’expérience BELLE-21
auprès du centre de recherche KEK) ont été, à ce stade, très peu affectés par la crise. Sur notre territoire, les expériences neutrino sous-marines installée au larges de Toulon, Antares et KM3NET/ORCA en construction, ont continué à prendre des données sans encombre. Et bien sûr, les projets spatiaux continuent à observer le ciel sans sourciller !
Au sein des universités avec lesquelles nous collaborons, les activités ont été réduites voire suspendues, comme en Italie, en Espagne ou au Royaume-Uni, et maintenant aux États-Unis. Les activités prévues au sein de notre nouvel International research laboratory2 (IRL) de l’IN2P3, le Centre Pierre Binetruy (CPB) à Berkeley, par exemple, ont dû être virtualisées et les chercheurs, post-docs et étudiants qui devaient y séjourner au premier semestre sont rentrés en France. Ils continuent cependant à interagir régulièrement avec leurs collègues américains même si cela remplace difficilement les échanges en présentiel. Dans l’ensemble donc, nos activités de recherche ont été modérément impactées et reprennent progressivement grâce à la mobilisation de tous, chercheurs ingénieurs et techniciens impatients de reprendre des activités qui les passionnent.
Le Centre Pierre Binétruy à Berkeley en Californie a été officialisé le premier janvier 2020. Quelle est la nature des recherches qui s’y font ?
Reynald Pain : Il s’agit d’un IRL dédié à la physique cosmologique associant le CNRS et UC Berkeley (UCB), une des meilleures universités mondiales, très en pointe sur nos thématiques. UCB vient d’ailleurs de décrocher un financement de la National Science Foundation pour créer un centre d’excellence national, avec la participation de l’IRL, dédié à la physique et l'astrophysique des neutrinos, l'astrophysique nucléaire et les symétries fondamentales. Nous avons signé avec eux le premier accord en septembre 2019.
L'ambition du CPB est d’établir un véritable pont entre les chercheurs de l’IN2P3 et le département de physique de l’université californienne afin de travailler sur des thématiques de recherche fondamentale. Cet IRL est le résultat de collaborations scientifiques qui datent de plusieurs dizaines d’années avec, en particulier, le Lawrence Berkeley National Laboratory de UC Berkeley. Aujourd’hui, l’unité va permettre d’accueillir des chercheurs expatriés, et les premiers étudiants en thèse ont d’ores et déjà rejoint le directeur du nouveau laboratoire, Radek Stompor, pour travailler sur le fond diffus cosmologique avec leurs collègues américains. Le CPB va soutenir et encourager la recherche sur les thématiques les plus pertinentes de la cosmologie moderne et de la physique des astroparticules telles que la nature de la matière et de l’énergie noire ou les premiers instants de l’évolution de l’Univers en utilisant des sondes observationnelles prometteuses comme les supernovae, les relevés des galaxies et du fond diffus cosmologique, mais aussi des ondes gravitationnelles – un thème de recherche jusqu’à présent largement absent sur le campus de Berkeley.
Il s’agit du premier laboratoire international (IRL) « avec murs »3
créé par votre institut, mais quatre autres sont en préparation. Pourquoi consolider de cette manière certaines collaborations internationales ?
R.P. : Le besoin de créer des structures communes avec des universités ou organismes de recherche partenaires est nouveau. Une des raisons principales est liée à notre utilisation de Très grandes infrastructures de recherche (TGIR) en France, en Europe et ailleurs dans le monde - notamment des grands accélérateurs de particules comme au CERN, au laboratoire Fermi aux Etats-Unis ou au KEK au Japon. Ces laboratoires constituent autant de bases dans lesquelles séjournent nos chercheurs. Mais l’IN2P3 a également aujourd’hui toute une recherche en dehors de ces très grandes infrastructures : l’observation des neutrinos atmosphériques ou cosmique, la recherche de détections directe de matière noire… le tout sur des instruments souvent plus petits qui sont développés dans les laboratoires d’universités internationales. C’est par exemple le cas à l’université de Berkeley, avec en bonus, une expertise en sciences des données internationalement reconnue.
En multipliant les IRL, nous développons donc une approche basée sur des échanges d’expertise, de chercheurs et d’étudiants qu’ils soient doctorants ou étudiants en master. Nous développons également une approche pluridisciplinaire au sein de domaines qui ne sont pas forcément liés aux TGIR dans une stratégie de diversification. Et cette volonté émane des chercheurs, qui souhaitent s’impliquer sur ces activités et construire des liens plus forts avec ces universités.
Quels sont les quatre autres IRL liés à l’IN2P3 que vous allez créer courant 2020 ?
R.P. : Le premier est en partenariat avec l’université de Tokyo avec laquelle nous avons de nombreuses interactions en physique des particules et pour le projet spatial de cosmologie LiteBIRD4
: la recherche au sein de cet IRL sera dédiée aux astroparticules, à la cosmologie et aux neutrinos. Des thématiques que nous souhaitons également développer au niveau européen grâce à un futur IRL en partenariat avec l’organisme de recherche allemand Helmholtz. Actuellement, l’IN2P3 pilote avec nos partenaires italiens le programme Virgo5
et nous souhaiterions que l’Allemagne nous rejoignent pour préparer ensemble les projets de future génération dans le domaine comme le Einstein Telescope . Notre troisième IRL en préparation sera avec l’Académie des sciences chinoises (CAS) avec laquelle nous sommes engagés dans le projet international JUNO – un détecteur de neutrinos localisé à Jiangmen en Chine dont l’exploitation est prévue à partir 2022. Enfin, nous sommes actuellement en discussion avec l’université de Stanford en Californie pour la création d’un IRL, notamment dans le cadre du projet LSST6
(Legacy Survey of Space and Time) dans lequel nous sommes fortement impliqués, un projet comportant plusieurs centaines de chercheurs internationaux et qui collectera des données pendant une dizaines d’années à partir de 2022.
- 1Cette expérience de physique des particules enregistre les collisions électron-positron délivrées par le collisionneur SuperKEKB.
- 2IRL : Ces outils structurent en un lieu identifié la présence significative et durable de scientifiques d’un nombre limité d’institutions de recherche françaises et étrangères (un seul pays étranger partenaire).
- 3Le CPB rejoint quatre autres collaborations, des laboratoires sans murs nommés Laboratoires internationaux associés et renommés IRL lors de la mise en place de la nouvelle stratégie internationale du CNRS en 2019 : le Laboratoire franco-chinois sur la physique des particules (FCPPL) ; le France-Korea Particle Physics and e-science (FKPPL ) ; le Kavli Institute for the Physics and Mathematics of the Universe (Kavli-IPMU ) et le France-Japan particle physics – Toshiko Yuasa laboratory (TYL-FJPPL)). Ces quatre LIA devenus IRL sont des IRL sans murs, c’est-à-dire des accords de collaboration. Le CPB et les autres futurs IRL sont avec murs, c’est-à-dire des laboratoires à l’étranger, avec un directeur, un budget, du personnel et des locaux.
- 4Le LiteBIRD est une mission satellite nouvelle génération de l'étude du fond diffus cosmologique (CMB), sélectionné par la JAXA (agence spatiale japonaise) comme mission stratégique d'envergure et dont le lancement est prévu pour 2027.
- 5Virgo est interféromètre conçu pour détecter des ondes gravitationnelles, situé à Pise en Italie.
- 6L’experience LSST, un télescope en cours de construction qui va, à partir de 2022 depuis le Chili, permettre de réaliser le relevé du ciel le plus rapide, le plus profond et le plus vaste jamais entrepris.
Le film de notre Univers
Le LSST, un télescope d'un nouveau genre, va ouvrir grand les yeux sur le ciel... Sa mission : photographier le ciel autral et réaliser un film de l’Univers en trois dimensions. Un composant crucial de la caméra du LSST, l’échangeur de filtres, a été développé en France par cinq laboratoires. Son rôle consiste à repositionner rapidement et très précisément les filtres de couleur les plus grands du monde, pour obtenir les plus belles images du spectacle céleste.
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En terme de physique nucléaire et de physique des particules, existe-il une « expertise » française ? Comment le CNRS est-il perçu à l’international dans ce domaine ?
R.P. : Les chercheurs français ont une réputation excellente en ce qui concerne la construction des instruments et l’analyse des données scientifiques. Notre expertise nous permet à la fois d’être très présent dans la compétition scientifique, et d’avoir de l’influence sur les grands projets internationaux. Une de nos forces est la coordination nationale des projets que nous portons, un atout essentiel pour entrer en discussion avec les partenaires étrangers. En coordonnant les différents acteurs français du domaine, l’IN2P3 du CNRS accède à des projets internationaux très importants en terme de financement et de chercheurs, comme ceux que j’ai déjà mentionnés. Si nous mettons en place des outils comme les IRL, c’est justement pour que la France soit un partenaire clé à l’international non seulement en physique nucléaire et physique des particules mais aussi en physique des astroparticules.
Comme vous l’avez mentionné, l’IN2P3 est très impliqué au sein des TGIR. Le TGIR Spiral 2 a reçu l’autorisation de démarrer après deux ans d’attente et devrait être opérationnel à l’automne prochain. Comment l’institut y sera-t-il impliqué ?
R.P. : Avec Spiral2 (Système de production d’ions radioactifs accélérés en ligne de seconde génération) au sein du Grand Accélérateur national d’ions lourds (Ganil) à Caen, nos scientifiques vont pouvoir réaliser des expériences inédites dès l’année prochaine, ouvrant la voie, dans une phase ultérieure, à la découverte d’éléments et de structures atomiques encore inconnus1
. C’est un projet d’une très grande envergure avec déjà plus de 130 millions d’euros engagés depuis une dizaine d’année. L’IN2P3 y est pleinement investi depuis 15 ans pour sa construction et continuera d’y être totalement investi pour la phase scientifique.
Nous sommes également impliqués dans la construction du futur accélérateur de neutrons en Suède, l’European Spallation Source (ESS) pour lequel un laboratoire de l’IN2P3, l’Institut de physique nucléaire d'Orsay devenu le Laboratoire de physique des 2 infinis Irène Joliot Curie2
, a fabriqué certains des éléments qui constitueront une partie importante et novatrice de l’accélérateur linéaire supraconducteur de l’installation. Ces éléments essentiels sont en cours de livraison à ESS dans le courant de cette année. Situé à Lund en Suède, le projet ESS a pour but de construire une nouvelle infrastructure de recherche multidisciplinaire qui disposera de la plus puissante source de neutrons jamais construite.
- 1Dans un premier temps, Spiral2 permettra de produire des neutrons en grandes quantités afin d’étudier les réactions de fission dans la salle NFS. Dans une seconde phase il deviendra possible de créer, par un bombardement très intense d’une cible, des noyaux très exotiques. Ce sont des noyaux de type super-lourds, très déficients en neutrons, ou encore avec autant de protons que de neutrons, qui n’existent pas à l’état naturel mais dont l’étude des propriétés apprendra beaucoup sur le comportement des noyaux atomiques.
- 2CNRS/Université Paris Saclay/Université de Paris.