Fukushima : regards pluriels sur l'après-accident
À travers l'exposition "Sur les traces de Fukushima" présentée à la Maison de la culture du Japon à Paris jusqu’au 9 mars, la chercheuse Cécile Asanuma-Brice plonge le visiteur dans les profondeurs de l'après-accident nucléaire. A l’origine de l’exposition, le programme de recherche international Mitate lab. Post-Fukushima Studies qui examine les conséquences socio-environnementales de cette catastrophe sans précédent.
L’exposition « Sur les traces de Fukushima », présentée à la Maison de la culture du Japon retrace 12 années de terrain de recherche dans la zone autour de la centrale nucléaire de Fukushima. Pouvez-vous nous en dire davantage sur cette exposition ?
Cécile Asanuma-Brice1 : Depuis maintenant douze ans, je me rends presque mensuellement dans les régions affectées par l’accident nucléaire de Fukushima. En tant que chercheuse, j'ai suivi cet événement, auquel j’ai été personnellement confrontée, depuis son début. Dès 2011, mes enquêtes sur le terrain, soutenues par divers programmes du CNRS, m'ont amené à interviewer de nombreux habitants touchés par l’accident nucléaire. C'est à la fois la dévastation des paysages et celle des êtres, qui m'ont incité à documenter mon travail avec un appareil photo en bandoulière.
La photographie, outre le fait qu’elle témoigne d’une situation à un moment donné, est un outil de distanciation qui me ramène au rôle d'analyste et d'observateur du chercheur. La restitution des atmosphères, des émotions et des nuances via la photo serait difficile à exprimer uniquement via des textes analytiques. L'approche visuelle ouvre une autre dimension de compréhension. En outre, j'ai demandé à l'équipe de montage de la Maison de la culture du Japon, dont je salue le travail remarquable, d'aménager des cloisons dans le hall d'exposition pour recréer, à travers des jeux de perspectives, la sensation d'immersion dans l'ancienne zone évacuée. Ainsi, les visiteurs déambulent dans les rues, croisent un regard, des objets, des intérieurs de maisons dévastées, ou rencontrent des habitants qui content leur histoire.
Cette exposition, financée par le Centre de Recherche sur le Japon2 à l’occasion de ses 50 ans, présente des clichés pris au cours de ces douze années. Encore aujourd'hui, de nombreux endroits sont restés intacts, bien que peu à peu détruits par le processus de reconstruction. Il est donc essentiel de préserver la mémoire de ces « lieux d’existence » tels qu'ils étaient. Ces bâtiments traditionnels, dont les techniques de construction sont souvent oubliées, sont démolis pour laisser place à des lotissements de pavillons en banlieue, des villes nouvelles dépourvues d'habitants, érigées sur des couches d'asphalte pour prévenir toute remontée éventuelle de la pollution. Cette exposition vise à sensibiliser le visiteur à ce sujet, à la fois violent et complexe, qui constitue le cœur de notre recherche.
« Sur les traces de Fukushima », est également le témoignage photographique d’un programme international de recherche pluridisciplinaire, Mitate lab. Post-Fukushima Studies, qui explore les conséquences de l’accident nucléaire de Fukushima. Pouvez-vous nous décrire ce programme de recherche et son origine ?
C. A-B. : Effectivement, cette exposition nous offre l'opportunité, de présenter le projet de recherche international (IRP3 ) Mitate lab. post Fukushima studies. Une vidéo explicative accompagne le début du parcours.
Mitate lab. post Fukushima Studies est un programme de recherche international du CNRS, établi entre la France et le Japon, par CNRS Terre & Univers. Je le co-dirige avec Olivier Evrard4 . Mitate lab. a débuté en 2020. Avec plus d'une centaine d'articles publiés dans des revues internationales au cours de ces trois années, deux livres et l'organisation de nombreux ateliers et symposia en France et au Japon, Mitate lab. post-Fukushima studies témoigne d’une dynamique significative.
Lorsqu'on aborde un sujet aussi complexe que la gestion post-accident nucléaire, il est essentiel d'adopter une approche pluridisciplinaire. La question initiale concerne l'évacuation des populations, basée sur la contamination environnementale et la délimitation du principal panache radioactif. Cela nécessite l'implication d'experts en mesure environnementale et en déplacement des radionucléides, ainsi que d'urbanistes pour analyser la politique de refuge et le relogement des évacués. À long terme, il est crucial de suivre et de s’interroger sur la pertinence des politiques de reconstruction dans les zones toujours affectées. Nous travaillons également avec des sociologues, des épidémiologistes, des psychologues et des biologistes pour étudier les conséquences bio-sociales de l'accident.
Bien que chaque domaine préserve son autonomie, un échange constant entre les sciences de l'environnement et celles des humanités environnementales permet une compréhension globale à long terme de la gestion post-accidentelle. L’accident nucléaire de Fukushima, est l'un des deux plus graves avec Tchernobyl. Cependant, il a été suivi d'une politique de décontamination sans précédent (qui ne concerne que les zones habitées ou cultivées), ainsi que d'une réouverture quasi-totale de la zone évacuée, ce qui est une première au monde. La reconstruction de villes nouvelles sur des sites déjà en déprise démographique avant le désastre est également inédite.
Analyser ces événements nécessite une équipe composite de chercheurs de divers domaines. Nous travaillons ensemble en reconnaissant nos différences d'analyse, de méthodes et de perspectives, car c'est cette diversité des approches qui enrichit notre travail. Mitate lab. se veut résolument interdisciplinaire.
Quels sont les projets futurs pour l'IRP Mitate lab. Post-Fukushima Studies ? Quelles sont les perspectives à venir ?
C. A-B. : CNRS Terre et Univers, qui a permis la création de Mitate lab. et soutient cette initiative, nous a proposé de poursuivre cette collaboration internationale en transformant le programme en un Laboratoire de Recherche International (IRL5 ). Le dossier est actuellement en cours d'évaluation. Ce passage d'un IRP en IRL permettrait de renforcer la structure du Mitate Lab en partenariat avec notre principal partenaire japonais, l'université de Fukushima. Cela faciliterait également l'accueil durable des chercheurs. De plus, cette transition en IRL nous offrira une meilleure visibilité et l'accès à des ressources supplémentaires telles que du personnel de soutien, des équipements spécifiques et des installations de recherche partagées. Ces avantages ouvrent de nouvelles perspectives de recherche interdisciplinaire et de financement grâce aux accords établis entre le CNRS et les principales agences de financement japonaises (JSPS, JST). L’ IRL favorisera les échanges internationaux et offrira un environnement de recherche stimulant, créant ainsi de nouvelles opportunités de formation et de développement pour les jeunes chercheurs. Cette évolution se traduira par un impact sociétal accru grâce à la contribution à des projets de recherche internationaux abordant des défis mondiaux. Dans cette optique, Mitate Lab envisage d'élargir ses domaines d'intervention aux risques socio-environnementaux dans une perspective plus globale.
- 1Cécile Asanuma-Brice est chercheuse CNRS basée au Japon, où elle co-dirige, avec Olivier Evrard (CEA), le programme de recherche international du CNRS Mitate Lab. Post-Fukushima Studies, sur les conséquences de l'accident nucléaire de Fukushima. Dotée d'une double formation en urbanisme et en géographie humaine, elle est l'auteur de nombreux articles quant aux conséquences de l'accident nucléaire de Fukushima, ainsi que sur les logiques qui sous-tendent la production de l'urbain. Livres : Un siècle de banlieues japonaises, à l'apogée de la société de consommation, éditions Métispresses, 2019 ; Fukushima, 10 ans après. Sociologie d’un désastre, éditions Maison des Sciences de l'homme, 2021.
- 2CNRS/EHESS/Université Paris-Cité
- 3CNRS/EHESS/Université Paris-Cité
- 4Directeur de recherche au Laboratoire des Sciences du Climat et de l'Environnement (CEA/CNRS/Université Versailles St-Quentin).
- 5Ces outils structurent en un lieu identifié la présence significative et durable de scientifiques d’un nombre limité d’institutions de recherche françaises et étrangères (un seul pays étranger partenaire).