« Plus que jamais, le CNRS s’affirme comme un acteur majeur, sinon moteur, de la recherche mondiale »

Institutionnel

En intensifiant sa stratégie internationale, le CNRS vise à s’intégrer dans des dynamiques scientifiques mondiales et à développer des partenariats de premier plan. Alain Mermet, nommé il y a un an à la tête de la Direction Europe et International du CNRS, en dévoile les priorités.

Le CNRS dispose de 11 bureaux de représentation à travers le monde. Vous venez de réorganiser ce réseau avec le déménagement d’un bureau du CNRS à São Paulo (Brésil) et l'ouverture récente d'un bureau à Nairobi (Kenya). Pourquoi ces changements stratégiques ? 

Le CNRS bénéficie d’un réseau de coopérations internationales qui a peu d’égal dans le monde. La portée de ce réseau, composé de bureaux de représentation, de laboratoires internationaux (IRL1 ), d’unités mixte des instituts français de recherche à l'étranger (UMIFRE2 ) mais aussi d’implantations en outre-mer et aujourd’hui de centres internationaux de recherche (IRC) font de l’organisme un porte-drapeau de la recherche française mais également de la recherche européenne.

La Direction Europe et International (DEI) développe à la fois une approche stratégique et opérationnelle pour accompagner les chercheuses et les chercheurs qui sont à la base de ces réseaux, dans un monde en perpétuelle évolution. 

Alors qu’à la fin des années 90, seulement 15 % des publications scientifiques mondiales provenaient de pays à revenu intermédiaire élevé3 , cette part atteint aujourd’hui près de 40 %, témoignant d’un rééquilibrage du paysage de la recherche mondiale. Les grandes puissances comme la Chine et l’Inde ont bouleversé la dynamique mondiale quand on pense qu’il y a 25 ans seulement trois pays - les États-Unis, le Japon et le Royaume-Uni - se partageaient la moitié des publications scientifiques. 

Nos évolutions stratégiques, y compris le déménagement du bureau de São Paulo et l’ouverture récente de celui de Nairobi, s’inscrivent dans une volonté de s’adapter à ces nouvelles dynamiques et d’inscrire dans la durée dès aujourd’hui des coopérations avec des puissances scientifiques émergentes qui pèseront demain sur l’échiquier mondial de la science.

L’élection du président Donald Trump et l’arrivée de « la tech » à la Maison Blanche marquent un tournant aux États-Unis, avec une volonté affichée d’accélérer l’adoption des technologies de pointe. Quelle lecture faites-vous de cette dynamique sur le plan mondial ?

A l’image du programme Apollo lancé au début des années 60 par le président Kennedy, Elon Musk comme Donald Trump, ont fait de l’idée d’aller sur Mars un objectif national, illustrant la volonté américaine de maintenir une longueur d’avance dans la course technologique et scientifique mondiale. Mais la comparaison s’arrête là. Nos partenaires universitaires américains sont aujourd’hui inquiets sur le financement fédéral de la recherche dans des domaines d’enjeu majeur tels que le climat, l’environnement ou encore la santé. Ils sont également inquiets sur la politique migratoire de la nouvelle administration, susceptible de menacer le modèle économique des universités américaines qui accueillent de nombreux étudiants étrangers. Enfin, on ressent de vives inquiétudes sur la place très réduite qu’occupera la science dans les processus de décision politique.

C’est au milieu de ce contexte que le CNRS renouvelle la direction du bureau de Washington4 . Notre bureau jouera un rôle clé pour suivre ces transformations et assurer le dialogue avec les agences de recherche américaines – un dialogue que nous souhaitons renforcer. Malgré ces incertitudes, le CNRS reste déterminé à capitaliser sur ses nombreux partenariats avec les Etats-Unis, des partenariats d’excellence empreints de confiance, pour répondre aux grandes questions scientifiques qui sous-tendent les défis technologiques et sociétaux de notre époque. 

Face à cette compétition technologique, le président Emmanuel Macron a appelé récemment à une politique industrielle européenne ambitieuse sur l’intelligence artificielle. Comment le CNRS se positionne-t-il pour soutenir cette ambition ? Quels leviers peuvent être mobilisés pour renforcer le rôle de l’Europe dans la course à l’IA ?

Face à la compétition mondiale dans le domaine de l’intelligence artificielle, où les États-Unis et la Chine totalisent 45 % des publications mondiales, le CNRS se positionne pour renforcer le rôle de l’Europe dans la course à l’IA. Car l’Europe n’a pas d’autre choix que d’adopter une logique de bloc en matière d’investissements et de capacités de calcul pour rivaliser avec ces deux géants. Le CNRS entend prendre toute sa part, avec ses partenaires européens, dans les réflexions actuelles sur la création d’un Conseil européen pour la recherche en IA, une idée portée par la présidente de la Commission européenne. C’est en ce sens que notre bureau de Bruxelles co-anime, avec CNRS Sciences Informatiques, un groupe de travail du G6 dédié à promouvoir la place de la recherche fondamentale au sein de ce futur conseil.  

L’implication du CNRS dans le dialogue avec les décideurs sur l’IA dépasse le seul cadre de l’Union Européenne. En mai dernier, Antoine Petit, président directeur général du CNRS, a cosigné la déclaration du R7+ (un groupement de haut niveau réunissant les dirigeants de neuf institutions de recherche de rang mondial), pour faire valoir auprès du G75  le rôle de la recherche dans le développement d’une IA de confiance, au bénéfice de la société. Le R7+ a alerté les décideurs politiques sur la nécessité de renforcer la coopération entre les acteurs de la recherche à l’échelle internationale, y compris avec le secteur privé, pour relever les nombreux défis que posent les technologies de l’IA en termes sociétal, économique, éthique ou de durabilité. Il a également insisté sur le besoin de développer la recherche fondamentale aux interfaces entre l’IA et toutes les sciences, pour accélérer la découverte scientifique. Le Centre AISSAI illustre à cet égard toute la spécificité pluri et interdisciplinaire du CNRS en conjuguant « l’IA pour la science et la science pour l’IA », mettant en synergie les avancées de l’intelligence artificielle avec les besoins de la recherche.

L’idée que le XXIe siècle pourrait être celui de l’Afrique est largement partagée. Quel rôle le CNRS peut-il jouer dans cette dynamique ? 

En 2017, le président Emmanuel Macron a appelé à un renouvellement de la coopération avec l’Afrique, soulignant que c’est sur ce continent qu’une « partie du basculement du monde » se jouera. Avec une population estimée à 1,7 milliard en 2027, dont 75 % auront moins de 35 ans, l’Afrique possède un formidable potentiel scientifique. De plus en plus de pays du continent africain, et en particulier de l’Afrique subsaharienne, redoublent d’investissements dans la recherche et l’enseignement supérieur. C’est le cas du Kenya qui, en lançant sa feuille de route "Vision 2030", a placé la science comme un levier de transformation économique du pays et ambitionne d’amener la part de son PIB consacrée à la R&D à 2 % d’ici 2030.

Pour autant, la production scientifique africaine reste timide. Avec un nombre de chercheurs par habitant et un taux d’inscription à l’université encore très en deçà des moyennes mondiales, les défis de formation à la recherche et de formation universitaire restent considérables. 

Engagé dans le soutien à l’essor scientifique de l’Afrique, la France possède plusieurs atouts. Elle représente la première destination de mobilité des étudiants subsahariens, devant les Etats-Unis et l’Afrique du sud. Elle est aussi le second partenaire du continent africain en termes de copublications, après les Etats-Unis. A l’image de son positionnement sur la scène internationale, le CNRS représente la première institution française copubliante des partenaires africains.

Convaincu des opportunités de coopération inédites avec le continent africain mais également de son rôle de « révélateur de talents » pour former les prochaines générations de chercheuses et de chercheurs africains, le CNRS a lancé en 2022 un plan pluriannuel de coopérations avec l’Afrique. Cette stratégie s’inscrit sur le long terme, avec des outils de coopération dédiés prenant en compte les spécificités et les attentes de nos partenaires africains. 

C’est dans ce cadre que le CNRS a ouvert en octobre dernier son deuxième bureau de représentation en Afrique, à Nairobi, après celui de Pretoria (Afrique du Sud). Localisé en Afrique anglophone mais voué à couvrir l’Afrique centrale et l’Afrique de l’ouest, ce nouveau bureau est un peu une nouvelle frontière pour le CNRS. Il reflète une ambition forte : explorer, dans un paysage continental en forte évolution, de nouveaux horizons scientifiques. Avec nos partenaires français, mais également nos partenaires internationaux et européens, nous souhaitons accompagner la montée en puissance des capacités locales et établir des partenariats coconstruits, équilibrés et profitables aux deux parties. 

Le monde actuel ne se résume plus à des blocs fixes, mais à des alliances mouvantes et opportunistes, selon les enjeux. On le voit dans les conflits militaires, le commerce ou encore la diplomatie environnementale. Comment le CNRS adapte-t-il sa stratégie de partenariats internationaux dans ce contexte ? 

Le monde est en perpétuel mouvement et le CNRS s’y adapte perpétuellement. La pandémie de Covid-19 par exemple a profondément impacté la coopération scientifique internationale, réduisant le nombre de missions scientifiques du CNRS, qui est passé de 60 000 à 40 000 par an, encore aujourd’hui. À cela s’ajoutent les bouleversements géopolitiques récents, notamment l’invasion de l’Ukraine par la Russie qui a fragilisé les collaborations institutionnelles avec la Russie. C’est ainsi que le Centre d’études franco-russe, une UMIFRE implantée à Moscou a dû fermer ses portes pour les rouvrir prochainement à Varsovie (Pologne). De manière plus large, les rivalités entre grandes puissances, dans un monde de plus en plus polarisé, exigent une capacité d’adaptation accrue pour maintenir le rôle du CNRS en tant qu’acteur majeur de la recherche mondiale.

L’Union européenne traverse une période critique, avec des divisions internes et des pressions externes qui fragilisent son unité. Les recommandations faites par Mario Draghi dans son rapport semblent de plus en plus difficiles à concrétiser dans le contexte actuel. 

Promouvoir la place du CNRS à l’international ne peut se faire aujourd’hui sans l’appui d’une Europe de la recherche forte, attractive et cohésive. Face à des acteurs comme la Chine, dont la production scientifique domine en termes quantitatifs et concurrence sérieusement l’Union Européenne et les Etats-Unis en termes qualitatifs, renforcer l’espace européen de la recherche est un incontournable. Le CNRS, premier bénéficiaire historique des programmes cadres européens doit donc maintenir le cap à l’Europe en poursuivant le déploiement de sa feuille de route européenne tout en consolidant ses relations bilatérales au sein de l’UE.

Trois ans après son lancement, la feuille de route européenne du CNRS commence à porter ses fruits. Avec le recrutement de près de 80 agents en 3 ans, le réseau des ingénieurs et de gestionnaires de projets européens (IPE et EPM) s’est considérablement étoffé, multipliant les offres de soutiens aux chercheurs qui s’engagent dans un projet européen. Les projets AMORCE, qui soutiennent les candidatures aux projets collaboratifs d’Horizon Europe grâce à une subvention et à l’octroi d’IPE, en est un autre exemple. La DEI réalisera un bilan de ce plan d’actions afin d’identifier les mesures à pérenniser ou à faire évoluer, en écoutant les besoins des chercheurs.

Le bureau de Bruxelles6  joue un rôle clé dans cette stratégie, en facilitant les interactions avec les décideurs de la Commission européenne. Ces dialogues directs avec la Commission, dont différents instituts du CNRS se saisissent, sont nécessaires en cette période de préparation du prochain programme-cadre. Après son position paper sur le FP10 à l’été dernier, le CNRS entend défendre, avec ses partenaires du G6, les intérêts d’une recherche européenne dotée de budgets clairement identifiés et sanctuarisés au sein d’un éventuel fonds de compétitivité. 

Si la participation aux programmes européens demeure une priorité pour le CNRS, maintenir des coopérations bilatérales au sein de l’UE est également une priorité pour renforcer la confiance entre partenaires européens. Ces liens de confiance sont essentiels pour porter ensemble des projets collaboratifs à Bruxelles. Ils le sont d’autant plus avec les partenaires européens qui ne se retrouvent pas nécessairement dans les programmes communautaires, comme les pays du widening. En ce sens les outils de coopération du CNRS tels que les International Emerging Action (IEA), les International Research Project (IRP)7  ou les International Research Netwok (IRN)8  doivent être davantage exploités comme des leviers pour déposer des projets à l’Europe.

Enfin, une forte participation du CNRS aux programmes européens est un atout pour accroître son rayonnement à l’international. La pole position du CNRS aux programme-cadres, qui exprime à la fois l’excellence de ses chercheurs mais aussi une pratique expérimentée de la mécanique administrative européenne, est un facteur d’attractivité sur la scène internationale – c’est ce que nous disent aujourd’hui nos partenaires anglais, canadiens et néo-zélandais, récemment associés à Horizon Europe. Nous devons capitaliser davantage sur ce leadership pour soutenir, structurer et élever les ambitions de nos coopérations avec des partenaires hors-Europe, qu’il s’agisse de grandes puissances scientifiques ou de pays à plus faible revenu. L’agenda d’innovation Union Européenne – Union Africaine représente à cet égard une opportunité supplémentaire de développer des coopérations ambitieuses avec nos partenaires africains.

Cette projection de la participation européenne à l’international doit être un levier pour consolider l’ancrage du CNRS à l’international, un ancrage déjà fort qui s’est récemment enrichi de nouveaux dispositifs avec les centres internationaux de recherche.

Comme vous l’évoquez, le CNRS poursuit le développement de son réseau de centres de recherche internationaux, avec l’ouverture récente d’un nouveau centre à Sherbrooke, au Canada, portant leur nombre total à six. Quelle est la valeur ajoutée de ces structures pour la recherche française ?

Rester au meilleur niveau mondial de la recherche implique de renforcer notre coopération avec des partenaires de premier rang qui partagent les mêmes valeurs et une vision commune de la science, au-delà de la sphère européenne. La force de frappe du CNRS à l’international, développée au fil des décennies grâce à des politiques de coopération ambitieuses et sans cesse renouvelées, a permis de répondre à cet impératif, via la création de centres internationaux de recherche. 

Initiés en 2021, ces centres sont des cadres structurants de coopération institutionnelle, englobant un ensemble de collaborations pluri et interdisciplinaires. Ils expriment une volonté commune, avec nos partenaires, de réviser notre logiciel de coopération, en ancrant nos collaborations dans la durée et dans la confiance, autour de grands enjeux de recherche. Car bien plus qu’il y a 20 ans, les objets d’intérêt scientifique, tels que le climat, les océans, la biodiversité, mais également la santé mondiale, ou la transition énergétique (la liste est bien plus longue !) revêtent un caractère global qui impose des approches et des coopérations d’ordre global. 

Les IRC ont été construits avec des partenaires alignés avec le CNRS en termes d’ambition de coopération et reconnus comme des acteurs majeurs de recherche au niveau national, sinon mondial. L’université de Sherbrooke, par exemple, est un fer de lance de l’innovation au Québec, ayant obtenu des financements importants de l’État fédéral canadien et de la province. De même, l’université d’Arizona est un acteur de premier plan dans les domaines de l’environnement, de la biodiversité et du climat, tandis que l’université de Chicago est tout simplement l’une des meilleures universités au monde. L’université de São Paulo, quant à elle fournit un quart de la production académique brésilienne. Tous ces exemples illustrent les forces de nos partenaires. Cette coopération avec des institutions solides permet d’aborder des thématiques globales, tout en assurant un flux réciproque de chercheurs, capable de générer et d’accroître d’autres partenariats.

Les IRC du CNRS ouvrent de nouvelles perspectives de coopération, tant pour aborder des thématiques de recherche transdisciplinaires que pour maximiser l’impact de nos collaborations internationales. La DEI œuvrera en 2025 à bâtir des passerelles entre les IRC pour in fine bâtir un réseau mondial, empreint du label d’excellence que porte le CNRS sur la scène internationale. Plus que jamais, le CNRS s’affirme comme un acteur majeur, sinon moteur, de la recherche mondiale.

  • 1Un IRL est un outil de coopération internationale partagé par le CNRS avec un ou des partenaires internationaux, au service de la structuration d’une collaboration de recherche internationale fortement localisée.
  • 2Le réseau des Umifre est un dispositif co-piloté par le Ministère de l Europe et des Affaires étrangères et le CNRS et spécialisé en sciences humaines et sociales.
  • 3Upper middle income countries.
  • 4Jan Matas, ancien directeur du Bureau du CNRS à Ottawa a pris ses fonctions à Washington DC le 1er janvier 2025.
  • 5 États-Unis, Canada, Royaume-Uni, France, Allemagne, Italie, et Japon, ainsi que l Union européenne, qui y participe en tant qu’invitée permanente.
  • 6Alain Mermet a été directeur du Bureaux du CNRS à Bruxelles de 2021 à 2024.
  • 7 Ces projets de recherche collaborative, entre un ou plusieurs laboratoires du CNRS et des laboratoires de un ou deux pays étrangers, consolident des collaborations déjà établies.
  • 8 Ces outils structurent une communauté scientifique à l international, composée de un ou plusieurs laboratoires français, dont au moins un laboratoire du CNRS, et de plusieurs laboratoires à l étranger, autour d’une thématique partagée ou d’une infrastructure de recherche.