Europe : « La recherche fondamentale doit être au centre du prochain programme-cadre »
À l'approche de la dernière phase de programmation stratégique du programme cadre pour le recherche et l’innovation, Horizon Europe, la Commission européenne prépare déjà sa suite, FP10 (10th Framework Program), qui verra le jour en 2027. Le CNRS se mobilise pour contribuer aux orientations de ce futur programme, en mettant l'accent sur la recherche fondamentale, l’attractivité européenne, la mobilité ou encore la recherche collaborative à des stades technologiques plus préliminaires. Explications avec Antoine Petit, président-directeur général du CNRS.
La Commission européenne prépare actuellement la suite d’Horizon Europe - FP10 - pour lequel les organismes de l’enseignement supérieur et de la recherche et les universités européens se mobilisent. Alors que le monde fait actuellement face à de nombreux enjeux qui interpellent la science, quels sont les principaux défis mondiaux que le CNRS souhaite voir soutenus par FP10 ?
Antoine Petit : Le monde fait en effet face à de nombreux enjeux - qu’ils soient technologiques, environnementaux ou géo-politiques. Pour chacun d’eux, les apports de la science sont essentiels. Et cette science naît de la recherche fondamentale, première étape de processus qui garantiront à terme la souveraineté économique, technologique et politique de l’Europe. Le CNRS souhaite ainsi que le futur programme fasse une priorité du soutien à la recherche fondamentale et du transfert des résultats obtenus vers la société. Il convient notamment d’apporter une attention particulière aux défis dont l’envergure dépasse les périmètres nationaux tels que le changement climatique la préservation de la biodiversité, les questions de santé, la sécurité alimentaire, les migrations…, mais aussi les enjeux technologiques et sociétaux du numérique, de la transition énergétique, des nouveaux matériaux....
Avec ses 95,5 milliards d’euros de budget, Horizon Europe (2021-2027) est un programme ambitieux de financement public de la recherche et de l’innovation. Quelles sont les attentes du CNRS en termes de budget pour FP10 ?
A. P. : Ambitieux, certes mais pas à la hauteur de ce qu’avait proposé le groupe de haut niveau présidé par Pascal Lamy pour préparer Horizon Europe. Et la question du budget doit s’appréhender en faisant des comparaisons internationales. Si l’Europe veut compter sur la scène internationale, elle doit investir, au moins autant que ses compétiteurs. Ainsi, le CNRS considère que le budget du prochain programme-cadre devrait être doublé par rapport à l’actuel Horizon Europe et atteindre 200 milliards d’euros.
Un tel budget doit notamment permettre de financer tous les projets jugés excellents, ce que le présent programme-cadre ne permet pas. Cela concerne en particulier le Conseil Européen de la Recherche (ERC), incluant les bourses Synergy1 , exceptionnelle réussite européenne dont le CNRS soutient avec une conviction sans faille le développement. Un budget de 200 millards d’euros permettra aussi de soutenir davantage les infrastructures de recherche, et les projets collaboratifs du pilier 2 qui abordent les grands défis sociétaux. Un tel budget permettra enfin d’accroître la mobilite et de renforcer l’indispensable espace européen de la recherche.
Pour Horizon Europe, le CNRS avait regretté que le financement de la recherche fondamentale soit essentiellement concentré sur un seul des piliers du programme. Comment insister sur l'importance de la recherche fondamentale dans le prochain FP10 selon vous ?
A. P. : À l’heure où les défis mondiaux nécessitent davantage de recherche dans tous les domaines scientifiques, le CNRS défend la position que la recherche fondamentale ne doit pas être seulement « curiosity-driven », mais également « goal-oriented ». La recherche fondamentale est un vecteur de créativité et constitue la base des capacités d’innovation de l’Europe à long terme. Dans cet esprit, nous souhaitons plus de soutien pour financer des recherches fondamentales ciblées de bas TRL (Technology Readiness Level)2 /SRL3 (Societal Readiness Level) dans le pilier 2.
Au sein de ses laboratoires communs avec des industriels (TPE, PME, ETI et grandes entreprises), le CNRS conduit des recherches collaboratives sur des sujets fondamentaux co-définis avec ses partenaires industriels. Et ces collaborations fructueuses contredisent l’idée qui perdure encore parfois selon laquelle les besoins des entreprises se limitent aux questions d’innovation à un stade avancé de développement. Les entreprises ont aussi besoin de recherche fondamentale, et de coopérations avec les acteurs académiques, pour anticiper et préparer les innovations de demain.
Qu’en est-il du dispositif d’innovation du programme européen ? Faut-il renforcer le Conseil Européen de l’Innovation (EIC) ?
A. P. : Le CNRS exprime son plein soutien à la pérennisation du programme (EIC) consacré à l’innovation, aussi bien à travers les financements des recherches permettant de poser les bases scientifiques de technologies de rupture4 , que celles qui promeuvent des projets collaboratifs de R&I entre organisations de recherche5 , PME et start-ups à des stades de maturité technologique plus avancés.
Le CNRS souhaite ainsi que le prochain programme-cadre européen favorise le continuum de la recherche fondamentale à l’innovation avec une vision à plus long terme. Il ne peut y avoir d’innovation de rupture sans une recherche fondamentale forte.
Quelles sont les recommandations du CNRS pour garantir la continuité entre les deux programmes et pour assurer l’articulation entre la recherche fondamentale et l'innovation ?
A. P. : Nous proposons de maintenir l’architecture actuelle en trois piliers pour faciliter l’acculturation des équipes aux programmes européens. La continuité des deux programmes est en effet essentielle à la fois parce que l’architecture d’Horizon Europe a prouvé son efficacité mais aussi par soucis de lisibilité et d’appropriation du prochain FP10. Le CNRS estime cependant qu'une meilleure articulation entre ces piliers est nécessaire pour mieux assurer un continuum entre recherche et innovation. Une telle articulation permettra une transformation fluide et efficace des résultats de recherche fondamentale en projets d'innovation. A cet effet, nous préconisons un plus grand chevauchement entre les niveaux de préparation technologique et sociétale (TRL/SRL) des 3 piliers.
Le CNRS est un acteur majeur investi au sein de la quasi-totalité des infrastructures de recherche européennes. Comment le CNRS voit-il le rôle de ces infrastructures dans le prochain FP10 ?
A. P. : Les infrastructures de recherche (IR) – telles que par exemple le Synchrotron européen ESRF, l’infrastructure de recherche sur l'atmosphère ACTRIS ou Huma-Num qui fédère les communautés SHS autour de la science ouverte - sont des outils de recherche structurants, essentiels pour la communauté scientifique européenne ; ce sont des piliers de la science fondamentale. Elles jouent en outre un rôle crucial en soutenant la recherche collaborative, l’innovation <technologique et la souveraineté scientifique européenne. Elles attirent également de nombreux scientifiques du monde entier et contribuent au rayonnement scientifique de l'Europe et à son attractivité.
Le CNRS avait regretté que les financements d’Horizon Europe sur les IR aient été focalisés sur les projets thématiques et l’organisation en réseau, et ne favorisent plus les financements des infrastructures elles-mêmes. Le prochain programme-cadre doit assurer la continuité du soutien aux communautés leur permettant l'accès aux IR et permettre l'émergence de nouvelles IR, tout en facilitant leur coopération.
Après le Canada et la Nouvelle Zélande, la Corée du Sud a rejoint en mars 2024 le groupe croissant des pays associés à Horizon Europe. Si ces associations permettent de favoriser une ouverture mondiale et l’élargissement de la collaboration internationale dans le domaine de la recherche et de l’innovation, elles peuvent susciter des interrogations, notamment sur des questions d’équités de financement, d’orientations stratégiques ou encore de souveraineté. Quelle est la position du CNRS concernant l’association de ces pays tiers à un futur programme de financement ?
A. P. : La coopération internationale fait partie de l’ADN de la recherche et le CNRS multiplie ses partenariats internationaux comme l’illustrent ses 80 laboratoires internationaux6 , sa récente feuille de route pour les collaborations avec les pays d’Afrique et ou encore les différents centres de recherche internationaux (IRC)7 créés ces dernières années. L’association de nouveaux pays tiers au prochain programme cadre européen est une chance et une opportunité. Elle va permettre d’intensifier des collaborations avec les meilleurs partenaires mondiaux. L’extension des associations à certains pays tiers doit donc se poursuivre dans le respect des valeurs et de principes chers à l’Europe tels que sont la liberté de recherche, la science ouverte, l’éthique et l’intégrité de la recherche, l’égalité de genre, la souveraineté de l’Union Européenne...
En janvier 2024, le Danemark a été le premier à soulever la problématique dit du « widening »8 (qui vise à pallier les décalages enregistrés entre les pays au sein de l'Espace européen de la recherche) lorsqu'il a publié un document de position sur le FP10, appelant à ce qu’il soit retiré du programme-cadre et financé par d'autres sources. Quel est l’avis du CNRS sur le sujet ?
A. P. : Les disparités entre les pays européens en termes de ressources et de succès dans les programmes européens évoluent lentement. Le pilier transversal d'Horizon Europe, appelé WIDERA (Widening et ERA), vise à réduire ces écarts au sein de l'Espace européen de la recherche. Son objectif louable est de renforcer l'écosystème scientifique européen pour le rendre plus compétitif, efficient et équitable. Le CNRS soutient fermement le renforcement de la collaboration avec les pays européens moins développés, tout en appelant à ne jamais transiger sur l’excellence scientifique. L’élargissement doit se faire par le haut, c’est une absolue nécessité. Il doit englober tous les domaines scientifiques, pas seulement les thématiques des clusters du pilier 2. Le CNRS suggère également de mieux intégrer ces financements avec différents fonds de l'UE – par exemple les fonds structurels dédiés à la politique de cohésion européenne9 - pour plus de synergie et d'efficacité.
A l’heure de la course à l’IA et alors que de nombreux pays se mobilisent pour développer leur R&D sur le sujet, il semble important de faciliter la synergie entre les programmes nationaux et les actions européennes qui permettra des budgets bien plus importants que ceux portés par un seul pays. Que préconise le CNRS ?
A. P. : C’est un point clef qui dépasse la seule question de l’IA, il concerne tout autant le quantique que les nouveaux matériaux pour ne prendre que deux exemples. Le prochain programme-cadre devrait faciliter la synergie entre les programmes nationaux et les actions européennes et permettre une ouverture aisée des appels sur des domaines suggérés par les États membres au cours du programme. Cette flexibilité du prochain programme pourrait permettre d'ouvrir davantage d'appels cofinancés et co-programmés, notamment sur les sujets émergents et sur les questions sociétales du pilier 2.
De plus, le CNRS suggère de déployer tous les efforts pour constituer des masses critiques européennes autour de sujets hautement stratégiques (IA, technologies quantiques, nouveaux matériaux...) en créant et en soutenant au cours de la prochaine décennie des centres européens dédiés, qu’ils soient distribués ou localisés sur un seul site.
Concernant le fonctionnement opérationnel du programme, quels aspects environnementaux le CNRS souhaite-t-il voir intégrés dans l'évaluation des projets du FP10 ? Quels sont les problèmes pratiques que le CNRS souhaite voir abordés concernant les appels et les soumissions de propositions ?
A. P. : Dans le cadre de ses efforts pour réduire sa propre empreinte environnementale, le CNRS a mis en lumière l'impact significatif des achats sur les émissions de gaz à effet de serre. De fait, l’achat de nouveaux équipements est souvent perçu comme garant sine qua none d’une recherche de pointe, ce que peut encourager la forte compétition aux financements européens. Ainsi, nous proposons par exemple que les règles d'éligibilité des dépenses du prochain programme adoptent une approche « acheter moins et acheter mieux » pour diminuer l'impact environnemental global de la recherche, sans compromettre le critère d’excellence. La prise en compte d’un « eco-bonus » dans les projets s’organisant pour minimiser leur impact est une piste que nous proposons, encore une fois sans qu’elle impacte l’excellence des projets soutenus.
Parmi les points pratiques, le CNRS recommande d'allonger les délais entre la publication des appels à projets et la date limite de dépôt pour permettre la formation efficace de consortiums et donner plus de temps aux équipes pour préparer et soumettre des propositions de qualité. De plus, nous proposons de généraliser un processus de soumission des projets en deux étapes : une première soumission d'une version courte des projets, suivie, pour les propositions retenues, de la soumission d'une proposition détaillée complète.
- 1D’une durée de 6 ans et d’un montant maximal de 10 millions d’euros , ces bourses sont conçues pour permettre à des groupes de 2 à 4 scientifiques, de pays membres ou associés, de « s’attaquer à certains des problèmes de recherche les plus redoutables du monde, qui couvrent plusieurs disciplines scientifiques ». L’ERC s’attend à ce qu’elles « contribuent à créer quelque 1000 emplois pour des chercheurs post-doctoraux, des doctorants et d’autres membres des équipes de recherche des bénéficiaires ».
- 2L’échelle TRL vise à évaluer sur une grille allant de 1 à 9 (stade le plus élevé) le niveau de maturité technologique d’un projet.
- 3L’échelle SRL apporte désormais une méthode d’évaluation adaptée à l’innovation sociale et à ses impacts, complémentaire à l’échelle TRL dédiée à l’innovation technologique.
- 4EIC Pathfinder soutient les projets (TRL 1 à 4) visant à explorer des idées novatrices et risquées, susceptibles de conduire au développement de nouvelles technologies et à terme d’innovations de rupture, les lauréats recevant jusqu’à 3 M€.
- 5EIC Transition s’adresse aux projets ayant déjà bénéficié des outils Pathfinder, FET Flagship ou ERC Proof of Concept. D’un budget moyen de 2,5 M€, il accompagne des porteurs de projet souhaitant amener plus loin les résultats d’un projet de recherche, en validant leur concept technologique à plus grande échelle et en explorant les voies de mise sur le marché (TRL 4 à 5-6). Il mêle donc développement technologique, recherche et études de marché.
- 6Ces outils structurent en un lieu identifié la présence significative et durable de scientifiques d’un nombre limité d’institutions de recherche françaises et étrangères (un seul pays étranger partenaire).
- 7Un IRC est une structure ombrelle, sans mur, qui permet un dialogue stratégique entre le CNRS et une institution d’excellence d’un autre pays, comme une université dans son ensemble. Un IRC marque un passage à une échelle supérieure, renforçant une relation déjà existante au travers de projets, de réseaux voire de laboratoires internationaux, et l’ouvrant vers de nouveaux programmes qui seront menés conjointement.
- 8Le pilier transversal d'Horizon Europe, communément appelé WIDERA (Widening et ERA) vise à pallier les décalages enregistrés entre les pays au sein de l'Espace européen de la recherche, afin de renforcer l'écosystème européen, le rendre plus compétitif, efficient et juste.
- 9Les Fonds structurels et d’investissement européens (Fonds ESI) sont des fonds qui œuvrent ensemble dans le but de soutenir la cohésion économique, sociale et territoriale et d’atteindre les objectifs de la stratégie Europe 2020 de l’Union européenne (UE), en vue de générer une croissance intelligente, durable et inclusive.