Comment le CNRS gère la propriété intellectuelle
La propriété intellectuelle (PI), dont le titre le plus répandu est le brevet d’invention, permet de favoriser l’innovation en sécurisant les investissements de R&D. Mais de l’invention née au laboratoire à un produit qui arrive sur le marché, il y a tout un cheminement dans lequel le CNRS est pleinement engagé. Sa stratégie ? Associer finement rationalité et rigueur de la gestion des portefeuilles d’actifs de PI avec une vision proactive des potentiels marchés.
Systématiquement ancré dans le top 10 des plus gros contributeurs de brevets en France, le CNRS a déposé l’an dernier 354 demandes de brevets à l’Institut national de la propriété industrielle (INPI). Ces dernières viennent enrichir le patrimoine intellectuel du CNRS, qui s’élève à près de 9 000 familles de brevets, détenues dans leur immense majorité en copropriété. Parmi tous les brevets codétenus par le CNRS, un premier tiers est géré par un autre copropriétaire académique, par exemple le CEA ou l’Inserm ; un second tiers est piloté par un copropriétaire industriel, tandis que la dernière part est gérée par le CNRS via CNRS Innovation pour moitié ou via l’une des treize Sociétés d’accélération du transfert de technologies (SATT) réparties sur le territoire pour le reste.
À tout ce portefeuille de brevets s’ajoutent également des actifs non brevetés ou non brevetables comme des savoir-faire techniques, des matériels biologiques ou encore des logiciels.
« La propriété industrielle est un socle, insiste Emmanuelle Le Coz, à la tête de la direction Propriété intellectuelle de CNRS Innovation1 . Le CNRS n’a pas vocation à commercialiser les produits issus de ses technologies, nous opérons donc leur transfert vers les industriels par concession de licence. La propriété intellectuelle sécurise les investissements de nos partenaires qui transformeront l’innovation en un produit sur le marché. Elle alimente également la recherche internationale car, comme je le répète souvent : breveter, c’est aussi publier. Le contenu d’une demande de brevet est en effet obligatoirement rendu public au bout de dix-huit mois ».
Les choix nécessaires de la propriété intellectuelle : prendre et laisser
Comment des résultats innovants issus des laboratoires sous tutelle du CNRS donnent-ils lieu à des actifs de propriété intellectuelle valorisables ? « Chaque semaine, le comité décisionnel que je préside arbitre les choix d’investir dans la protection de nouvelles inventions, de poursuivre ou de renoncer à l’investissement dans la protection d’inventions précédemment brevetées, précise Emmanuelle Le Coz. Avec les directeurs Scientifique, Transfert et Start-up, nous y examinons collégialement chaque semaine les rapports d’analyse des ingénieurs brevets de mon équipe produits en étroite concertation avec les équipes business, présentant leurs recommandations sur le potentiel juridique et technico-économique des inventions issues des déclarations établies par les chercheurs, qu’ils soient physiciens, chimistes ou autres ! » Environ quatre-vingt-dix nouvelles déclarations d’invention remontent chaque année à la direction Propriété intellectuelle de CNRS Innovation pour analyse, sans compter celles qui sont orientées vers les autres gestionnaires du patrimoine du CNRS.
Il s’agit d’abord pour les ingénieurs brevets de veiller au minimum à ce que l’invention puisse être considérée comme brevetable par l’office des brevets, en l’état des connaissances techniques accessibles au public (y compris les propres divulgations du chercheur) et que le brevet soit l’outil de protection le plus approprié pour promouvoir l’innovation. Une fois l’action minimale de protection engagée, nos équipes entreprennent une évaluation approfondie du potentiel de la technologie en prenant notamment en compte le potentiel juridique du brevet (c’est-à-dire ses chances d’être délivré par l’office des brevets avec une large portée, sa liberté d’exploitation…), la maturation de la technologie et son positionnement concurrentiel. « Certaines inventions sont bien brevetables, mais présentent peu d’intérêt si elles se retrouvent aussitôt noyées dans un océan de solutions techniques très proches déjà disponibles sur le marché », souligne Emmanuelle Le Coz.
CNRS Innovation réalise chaque année une revue de portefeuille pour challenger l’opportunité de maintenir l’investissement dans la protection des inventions brevetées pour le compte du CNRS, qui conduit au renouvellement d’environ 10 % du portefeuille. Ce recentrage du portefeuille sur les actifs transférables vers le monde socio-économique et l’abandon des autres a contribué à l’assainissement de la gestion budgétaire des frais de propriété intellectuelle. Grâce à cette politique de gestion stratégique du portefeuille de brevets, les revenus de la propriété intellectuelle en 2021 étaient trois fois supérieurs aux dépenses, après avoir été inférieurs aux frais de propriété intellectuelle pendant 5 années consécutives auparavant.
Transférer aux entreprises pour transformer
Une meilleure approche dans l’attribution des licences a également été cruciale dans cet effort, notamment en adoptant des méthodes « raisonnables et non discriminatoires », ou RAND (Reasonable and non-discriminatory), qui gardent en tête que l’objectif est avant tout de favoriser l’activité économique.
Ces phases de recherche d’industriels pour prendre une licence sur ces brevets et sa négociation sont sous la houlette de Benjamin Camescasse, directeur du Transfert à CNRS Innovation. « Tous les brevets qui sortent d’un laboratoire CNRS ont vocation à être exploités, mais comme ils sont alors encore loin du marché, nous devons créer des liens forts avec les industriels pour les y amener, explique-t-il. Une molécule obtenue en laboratoire aura par exemple besoin de développements pour être produite en masse en usine ».
Les programmes de prématuration du CNRS et de maturation des SATT accompagnent cette transition et confrontent l’invention aux réalités du marché. Le transfert peut également s’effectuer par une création d’entreprise, avec RISE par exemple, le programme d’accompagnement à l’entrepreneuriat du CNRS. En 2023, on dénombre ainsi plus de 1400 entreprises en activité exploitant une technologie née dans un laboratoire sous tutelle du CNRS.
« Dans les faits, ce n’est pas un chercheur isolé qui va soudainement avoir une idée que l’on valorise ensuite avec un tiers sorti de nulle part : les inventions qui sortent de nos laboratoires sont souvent le fruit de collaborations entre le CNRS et un industriel, souligne Benjamin Camescasse. Nous réfléchissons à tout cela en amont pour identifier les verrous technologiques à lever et l’interlocuteur industriel pour le transfert technologique est alors évident ».
La valorisation passe toujours par la négociation d’un contrat de licence, qui donne un droit d’exploitation du brevet dans un domaine et un territoire particuliers en vue d’une commercialisation. CNRS Innovation signe une soixantaine de contrats de licence par an pour le compte du CNRS, ce qui représente un taux de transfert du portefeuille global d’environ 20 %. Dans l’élan de la rationalisation du portefeuille de brevets, CNRS Innovation a également rendu les négociations plus efficaces, avec une durée moyenne de 6 mois de négociation. Cette contraction du temps est la conséquence de plusieurs facteurs internes comme une réorganisation de CNRS Innovation ou une amélioration des procédures externes comme le déploiement du décret du mandataire unique de janvier 2020.
Alimenter les stratégies de développement des entreprises
Si les liens sont déjà forts, réguliers et anciens, un contrat-cadre peut être signé entre le CNRS et l’entreprise afin de fluidifier ces échanges. Le contrat-cadre entre Safran et le CNRS a ainsi été renouvelé à trois reprises depuis 2014. « La propriété intellectuelle est un élément essentiel de notre stratégie de différenciation, basée sur l’innovation, souligne Jean Marc Brunel, directeur de la Propriété intellectuelle du groupe Safran. Les coopérations avec nos partenaires de recherche et de développement en font partie. Le brevet est l’instrument juridique le plus approprié pour protéger nos investissements dans l’innovation. Le nombre de co-dépôts que nous effectuons, avec le CNRS comme avec d’autres partenaires, est révélateur de l’efficacité et du dynamisme de ce système ».
Safran, avec 931 brevets, est en effet le premier déposant de France pour la seconde année consécutive. Les liens avec le CNRS sont suffisamment forts pour qu’un comité de pilotage Safran/CNRS se réunisse régulièrement sur les questions de propriété intellectuelle, en plus d’un comité stratégique plus large. Ils partagent même la tutelle de centres de recherche entiers, comme le Laboratoire des composites thermostructuraux2 .
Le LCTS représente, à lui seul, une quarantaine de co-dépôts par an qui traitent notamment de composites à matrices céramiques. Ces matériaux de pointe permettent d’obtenir des pièces tridimensionnelles avec une grande précision et une énorme résistance à la chaleur et à la pression. Ils sont ainsi très prisés pour des pièces de moteurs, de turbines ou encore de tuyères d’avions.
D’autres grands groupes collaborent ainsi avec le CNRS. « Chez Thales, nous avons une forte tradition de relations avec le monde académique, appuie Philippe Valery, adjoint au directeur technique du groupe Thales, où il s’occupe, notamment, des accords et des partenariats de recherche. Notre accord-cadre avec le CNRS remonte à 1985 et a été régulièrement reconduit et complété depuis. Sous son égide, nous avons encadré ensemble plus de mille thèses ».
Cette relation s’illustre par la cogestion de laboratoires tels que l’Unité mixte de physique CNRS/Thales3 , installée à Palaiseau depuis 1995. Philippe Valery souligne en particulier les travaux de Julie Grollier sur l’architecture neuromorphique, qui ouvre une nouvelle ère pour une électronique et une informatique moins gourmandes en énergie.
Le Laboratoire international de recherche CINTRA4 , inauguré à Singapour en 2009 dans le domaine des nanotechnologies, s’est de son côté illustré dans des thèmes tels que les matériaux à changement de phases. Ils offrent une excellente dissipation de l’énergie qui permet de lutter contre les problèmes de surchauffe des composants.
Ces exemples illustrent comment, du laboratoire au marché, et du CNRS aux entreprises, la propriété intellectuelle accompagne et protège l’innovation. Un système vertueux qui s’est rationalisé et équilibré au fil des années.