Engagement public des chercheurs : « il est nécessaire de construire collectivement un guide pratique de l’engagement »
Le Comité d'éthique du CNRS (COMETS) a rendu le 7 juillet un avis intitulé « Entre liberté et responsabilité : l’engagement des chercheurs et chercheuses ». Sa présidente Christine Noiville en résume pour nous les messages essentiels.
Pourquoi le COMETS a-t-il décidé de se saisir de la question de l’engagement public des chercheurs ?
Christine Noiville1 : Le COMETS (voir encadré) a estimé important d’apporter des éléments de réponse à une question qui se pose de manière désormais récurrente et massive dans le monde de la recherche, celle de savoir si les personnels de recherche peuvent - voire doivent ! - s’engager publiquement : signer des tribunes, intervenir dans les médias, s’associer à des actions (en justice, de désobéissance civile, etc.) pour prendre position sur tel ou tel enjeu de société.
Il n'est pas nouveau que des chercheurs s'engagent publiquement. Ils ont été nombreux par le passé à prendre position sur l’arme atomique, l’avortement, la PMA, etc. Mais la question de l’engagement se pose aujourd’hui avec une acuité particulière. D’une part, la médiatisation de la société lui donne une visibilité et une sensibilité nouvelles, car les scientifiques interviennent de façon croissante dans les médias. D’autre part, face aux nouveaux défis auxquels fait face notre société et au sentiment que la parole scientifique a peu d’impact auprès des décideurs politiques, notamment sur le plan environnemental, un certain nombre de chercheurs estiment qu'il est nécessaire d'agir davantage. L’engagement est même devenu une sorte de mot d’ordre chez certains acteurs de la recherche. Or cette réalité soulève des interrogations profondes : s’engager publiquement, n’est-ce pas contraire à l’exigence d’objectivité de la recherche ? N’est-ce pas risquer de la « politiser » ou de l’« idéologiser» ? S’engager ne risque-t-il pas de fragiliser la crédibilité du chercheur, de mettre à mal sa réputation, sa carrière ? Est-on en droit de s’engager ? Pourrait-il même s'agir d'un devoir, comme certains collègues ou journalistes pourraient le laisser entendre ? Le COMETS a constaté à quel point ces interrogations sont profondes dans de nombreuses communautés de recherche, que ce soit au CNRS ou ailleurs2 , en France ou à l’étranger. De plus, les organismes de recherche eux-mêmes s’interrogent sur le positionnement à adopter face aux chercheurs engagés. C’est pourquoi le COMETS3 souhaite fournir des clés de compréhension et formuler des recommandations sur le sujet.
Quels sont les grands messages que le COMETS délivre dans cet avis ?
C. N. : Deux messages essentiels émergent de l'avis du COMETS. Premièrement, tout chercheur a la liberté de s’engager publiquement car il n’y a pas d’incompatibilité́ de principe entre l’engagement et les normes de l’activité́ de recherche. Le COMETS estime même que les chercheurs ont une contribution précieuse à apporter aux débats de société́. Leur liberté d’expression doit être particulièrement protégée, surtout à une époque où divers courants cherchent à la limiter.
Deuxièmement, tout chercheur qui s’engage doit prendre conscience qu’il met en jeu sa responsabilité́, éventuellement juridique, mais surtout morale. Sa parole de chercheur a en effet un poids particulier dans l’espace public. En s’engageant publiquement, il met donc potentiellement en jeu non seulement sa réputation académique et sa carrière, mais aussi l’image de son institution, celle de la recherche et, plus généralement, la qualité́ du débat public auquel il contribue ou qu’il entend susciter. Le chercheur dispose d’une position privilégiée qui crédite sa parole d’un poids particulier. Il doit donc respecter certaines obligations en termes de communication publique. L’avis 42 du COMETS, rendu à l’occasion de la crise du Covid-19, avait déjà posé des jalons sur ce point et rappelé des obligations déontologiques. Le chercheur doit contextualiser son discours, préciser au nom de qui il parle, quelles sont les valeurs qui l’animent, exposer le statut des données sur lesquelles il s’appuie, etc. De plus, dans les savoirs qu’il mobilise pour ses prises de position, le chercheur doit faire preuve d’intégrité et respecter une démarche scientifique. Rien, pas même la défense d’une cause noble, ne justifie de passer outre ses devoirs professionnels. Au contraire, le respect de ces devoirs constitue un soutien indispensable à l’engagement public qui, sinon, peut être facilement perçu comme militant. Et ils n’empêchent en rien le chercheur d’affirmer une thèse avec force dans l’espace public !
Liberté et responsabilité : voilà donc les deux messages clés du COMETS, sachant que l’avis en comporte d’autres : s’engager est un droit mais pas une obligation ! S’engager seul est possible, même si rechercher le soutien de communautés plus larges (laboratoire, société́ savante, etc.) présente de nombreux avantages, etc.
- 1Présidente du Comets depuis le 1er octobre 2021, Christine Noiville est juriste, directrice de recherche au CNRS, directrice de l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne (CNRS/Université Panthéon-Sorbonne) et présidente du Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN).
- 2L’Université de Lausanne a rendu un rapport sur ce point, le Comité d’éthique commun à l’Inrae, Ifremer, Cirad et IRD a récemment été saisi de la question.
- 3Sous la houlette de deux de ses membres, Virginie Courtier et Eric Guilyardi.
« Entre liberté et responsabilité : l’engagement des chercheurs et chercheuses »
Lire dans son intégralité l'avis « Entre liberté et responsabilité : l’engagement des chercheurs et chercheuses » rendu par le COMETS.
Le COMETS prône l’écriture collective d’un guide de l’engagement. Quel est le sens de cette recommandation ?
C. N. : L’avis du COMETS constitue un cadre de référence visant à éclairer les réflexions individuelles et collectives sur la question de l’engagement. Il offre aux personnels de recherche les moyens de se l’approprier avec discernement. Mais il doit également servir de point de départ à une réflexion collective plus concrète, plus appliquée. Étant donné la complexité et la sensibilité de ce sujet (pensons aux critiques à l’encontre des SHS, régulièrement accusées d’idéologie, aux craintes des chercheurs de voir leur liberté bridée…), il est nécessaire de construire collectivement un guide pratique pour aller au-delà des grandes recommandations formulées par le COMETS. En effet, les chercheurs se posent de multiples questions sur le thème de l'engagement public, mais les réponses précises restent floues. Par exemple, que faut-il comprendre exactement par le « devoir de neutralité » qui, en vertu de la charte de déontologie de la recherche, incombe au chercheur ? Ce devoir n’empêche pas ce dernier d’exprimer ses opinions, mais qu’exige-t-il exactement ? Autre exemple : le chercheur qui prend publiquement position doit le faire en toute transparence sur ses valeurs, ses motivations, pour éviter d’abuser de sa position et pour que le public puisse mettre ses propos en contexte. Mais concrètement, comment y parvenir face aux contraintes de temps de parole limité dans les médias ou à l'espace réduit des tribunes écrites ? Le guide devrait aussi préciser le positionnement de l’institution CNRS face à l’engagement public de « ses » chercheurs : doit-elle les soutenir, les y inciter, les sanctionner ? Comment doit-elle réagir aux attaques dirigées contre des chercheurs pointés du doigt à tort ou à raison comme militants ? Sur ces différents points, le COMETS formule aussi des recommandations qui méritent désormais d’être déclinées de manière plus précise.
Le COMETS
Le Comité d’éthique du CNRS (COMETS) est une instance indépendante qui a pour mission de s’interroger sur les questions éthiques suscitées par la recherche dans toutes ses dimensions : ses pratiques, ses finalités, les conséquences sociales de ses applications. Composé de sa présidente, de 12 membres scientifiques représentatifs de la diversité disciplinaire du CNRS, et de 6 invités permanents, ll peut être saisi ou s’auto-saisir. Il rend des avis assortis de recommandations destinées aux acteurs de la recherche – scientifiques et instances du CNRS en premier lieu. Ces avis sont rendus publics sur https://comite-ethique.cnrs.fr/avis-publies/