« Le monde de la recherche a la responsabilité de limiter les impacts environnementaux de ses activités. »
Le comité d'éthique du CNRS (Comets) rend aujourd’hui un avis sur l’impact environnemental de la recherche. Sa présidente Christine Noiville en résume pour nous les messages essentiels.
Pourquoi avez-vous travaillé cette question de l’impact environnemental de la recherche ?
Christine Noiville1
: C’est une saisine du PDG du CNRS, ce qui est rare, le Comets s’autosaisissant en général de ses propres sujets (voir encadré). Elle s’inscrit dans un contexte où de nombreux collectifs de scientifiques s’interrogent sur le rôle de la recherche au regard des défis environnementaux. Le sujet clive, au minimum inquiète. Chacun s’accorde certes sur la nécessité que la recherche participe à l’effort de réduction des émissions de gaz à effet de serre – en repensant les achats, les usages du numérique, les déplacements, etc. C’est dans cette perspective que le CNRS a établi son bilan carbone et met en place un plan de transition bas-carbone. Mais jusqu’où aller ? Va-t-il falloir s’interdire toute recherche qui a ou peut avoir un impact sur l’environnement, renoncer aux terrains éloignés qui supposent de prendre l’avion, aux expérimentations énergivores, etc. ? Cette orientation n’entraverait-elle pas la capacité de la recherche à produire des connaissances et des solutions innovantes, y compris pour répondre aux défis environnementaux ? Bref, comment articuler concrètement l’enjeu environnemental avec l’injonction a priori contradictoire de production de connaissances « au meilleur niveau mondial » ?
- 1Présidente du Comets depuis le 1er octobre 2021, Christine Noiville est juriste, directrice de recherche au CNRS, directrice de l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne (CNRS/Université Panthéon-Sorbonne) et présidente du Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN).
Le Comets
Fondé en 1994, le Comité d’éthique du CNRS (Comets) a pour mission première de s’interroger en toute indépendance sur les questions éthiques suscitées par la recherche dans toutes ses dimensions : ses pratiques, ses finalités, les conséquences sociales de ses applications. Il a rendu des avis par exemple sur les chercheurs en situation de conflits d’intérêts, sur le principe de précaution, sur les liens entre droit à la recherche et droits des populations autochtones, sur les sciences citoyennes et la nécessité d’un dialogue renouvelé entre les scientifiques et les citoyens, sur les dimensions déontologiques et éthiques de la crise sanitaire, etc. De toutes ces questions, le Comets peut être saisi ou se saisir lui-même. Il rend des avis assortis de recommandations destinées aux acteurs de la recherche – scientifiques et instances du CNRS en premier lieu.
Le Comets est composé de sa présidente et de 12 membres scientifiques représentatifs de la diversité disciplinaire du CNRS, ainsi que de 6 invités permanents.
En savoir plus : https://comite-ethique.cnrs.fr/le-comets/
L’impact environnemental de la recherche devient donc une question éthique ?
C. N. : Oui, et c’est le premier message délivré par l’avis qui vient d’être publié. Tout comme il y a 30 ans, le renouvellement du rapport de la société aux animaux a conduit à limiter l’utilisation d’animaux à des fins d’expérimentation en cas de stricte nécessité, la crise environnementale conduit aujourd’hui à affirmer que la prise en considération de l’environnement constitue une condition d’une recherche responsable, et donc une composante de l’éthique de la recherche. Le monde de la recherche a la responsabilité de limiter les impacts environnementaux de ses activités.
Le Comets comprend cette responsabilité de manière large. Il s’agit évidemment de limiter l’impact carbone des pratiques de la recherche « au quotidien » - achats, déplacements en avion et en voiture, numérique, performance énergétique des bâtiments, etc. Mais les acteurs de la recherche ont plus généralement la responsabilité de penser la façon dont cette activité peut, à travers les sujets abordés et les voies pour les mener, accroître autant que possible ses impacts positifs et réduire ses impacts négatifs sur l’environnement. La recherche doit ainsi identifier comment elle peut mieux contribuer, par les savoirs qu’elle produit, aux transitions écologique et énergétique. Pour cela, il faut multiplier les programmes de recherche qui appuient cet objectif (énergies renouvelables, substituts aux substances chimiques, fiscalité environnementale…) mais aussi identifier des domaines ou disciplines délaissés qui pourraient produire des connaissances et solutions nouvelles, renforcer des ponts interdisciplinaires dans ce sens – par exemple, les mathématiques ont un rôle clé à jouer pour parfaire les modèles des climatologues –, transférer ces connaissances et technologies à des acteurs plus diversifiés, etc.
Inversement, les chercheurs doivent se demander dans quelle mesure le fait de développer tel grand équipement (accélérateur de particules, satellite, jumeau numérique…) ou de travailler sur telle thématique est susceptible d’engendrer à court, moyen et long terme des impacts néfastes pour la biosphère. Les connaissances produites et les usages qui en seront faits répondront-ils aux problèmes que rencontre la société ou contribueront-ils au contraire à pérenniser voire aggraver des modes de production ou de consommation non durables ?
Le Comets a conscience de la complexité de ces questions et des difficultés pour les rendre opératoires. Les connaissances que produit la recherche et les innovations sur lesquelles elles vont déboucher sont difficilement prévisibles, donc il peut sembler illusoire d’apprécier aujourd’hui la pertinence d’une recherche en fonction d’un futur potentiel impact sur l’environnement. Mais le Comets considère que le monde de la recherche ne peut pas faire l’économie d’une réflexion approfondie sur ces questions.
Le Comets recommande donc d’ouvrir un large débat sur ce sujet ?
C. N. : C’est un enjeu crucial, pour partager des idées (de nombreux laboratoires ont développé des pratiques frugales !) et réfléchir ensemble à la manière dont les thèmes de la recherche peuvent appuyer davantage les transitions. C’est aussi et surtout un enjeu de faire discuter ensemble des communautés de recherche dont les impacts sur l’environnement sont très différents (le juriste, le physicien des particules, l’archéologue…) mais avec des besoins et objectifs différents. Il faut donc prévenir toute stigmatisation et tout clivage.
Le message du Comets, c’est : le CNRS doit mettre ces questions en débat et faire en sorte que la réflexion soit autant que possible équipée d’outils et de méthodologies largement partagés. Le comité recommande notamment de progresser sur la mesure des impacts environnementaux, essentielle pour poser les bonnes questions et identifier les leviers d’action. Il recommande aussi d’aborder l’impact environnemental au cas par cas et de façon proportionnée, en mettant en balance les possibles impacts négatifs et positifs d’une recherche, pour l’environnement lui-même ou d’autres valeurs (santé humaine, capacité des jeunes chercheurs à travailler en réseau, géopolitique scientifique, etc.). Il n’y a pas de baguette magique pour assurer que cette mise en balance débouche sur des choix optimaux. Ce qui importe, c’est que se développent des outils d’appréciation et que s’enracine une « culture de l’impact environnemental » chez les acteurs de la recherche.
Nous considérons que ces messages ne sont pas de nature à entraver la liberté et la créativité du scientifique, ni le dynamisme de la recherche. Ils visent au contraire à favoriser une recherche attentive aux enjeux de société et pertinente aux yeux de la société civile.
Comment avez-vous travaillé ?
C. N. : Ces questions sont difficiles et souvent clivantes, ne serait-ce que parce qu’elles bousculent des idées bien ancrées dans le monde de la recherche selon lesquelles « le chercheur produit de la connaissance pour la connaissance » et n’a pas de prise sur les usages qui en seront faits, donc il est inutile de tenter d’orienter la recherche ou d’en évaluer les impacts au préalable. Nous avons donc largement auditionné et beaucoup échangé en interne pendant près d’un an, et je remercie Olivier Leclerc, rapporteur de l’avis, d’avoir orchestré et mené à bien ce gros travail. En fin de compte, nous rendons un avis consensuel, ce dont je me félicite. Il est évidemment le fruit des seuls travaux du Comets, cette instance étant totalement indépendante. Et les questions abordées n’étant pas propres à la France, nous espérons qu’elles pourront donner lieu à des discussions dans des communautés scientifiques élargies.
Le CNRS, acteur majeur face au changement climatique
Le CNRS est présent sur toute la chaîne de valeur, du savoir à l’action. Les recherches menées dans les laboratoires dont il est tutelle abordent le sujet sous tous les angles, de l’observation à la modélisation, et à travers toutes les disciplines, de l’écologie aux sciences humaines et sociales. Il est ainsi le seul organisme de recherche fondamentale à réaliser des recherches relevant des trois grands piliers du GIEC2 , dont il est premier contributeur de savoir mondial, et a été très présent lors de la COP27 sur le thème de l’océan.
Le CNRS a choisi de placer le changement climatique parmi les six grands défis sociétaux identifiés dans son Contrat d’objectifs et de performance 2019-2023, et mène une réflexion sur l’impact environnemental de ses activités. Il pilote ou copilote de nombreux Programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR) sur des thématiques clés comme le cycle du carbone, l’usage de l’eau, le recyclage ou les villes durables, venant en appui aux politiques publiques en la matière.
Engagé dans la science ouverte, l’organisme contribue au partage des connaissances sur l’ensemble des sujets en lien avec le changement climatique envers les communautés scientifiques mais aussi le grand public – avec par exemple le livre « Tout comprendre, ou presque, sur le climat », plébiscité par les pouvoirs publics – et le monde industriel.
- 2Science du changement climatique, vulnérabilité des systèmes socio-économiques, atténuation des émission de gaz à effet de serre et mitigation.