« Le CNRS se doit d’être irréprochable sur la question des pratiques de recherche »
En 2018, à la suite du pré-rapport demandé par le P.-D.G. Antoine Petit dès son arrivée, le CNRS se dotait d’un référent « à l’intégrité scientifique » en la personne du physicien Rémy Mosseri. Celui-ci revient aujourd’hui sur son rôle et l’organisation de sa mission.
Quel bilan tirez-vous de vos deux premières années en tant que référent à l’intégrité scientifique au CNRS ?
Rémy Mosseri1
: Nous avons reçu à ce jour quelque 90 signalements et, après analyse, avons formalisé 54 saisines. Il s’agit assez souvent de querelles liées à des collaborations qui se sont mal terminées et pour lesquelles il subsiste des doutes sur la paternité des idées, la bonne manière d’interpréter des résultats ou les autorisations de publication. Si les porteurs d’allégations pensent souvent que leur cas sera traité rapidement, il faut comprendre que les investigations sont longues et que de nombreux cas sont encore en cours de traitement. Il peut même arriver que l’enquête n’arrive pas à conclure, ce qui peut être douloureux pour les personnes impliquées. Notons, et je ne l’avais pas anticipé en acceptant cette tâche, qu’une fraction non négligeable des saisines se résolvent via une action de médiation/conciliation. Le nombre de cas finalisés reste encore faible pour en tirer une conclusion, mais, dans près de 50 % de ces cas-là, nous avons conclu à l’absence de faute. Enfin, il est bon de signaler que les cas que l’on pourrait qualifier de graves restent heureusement rares.
Si la plupart des disciplines sont touchées, on entend généralement parler des sciences de la vie comme étant le cadre de beaucoup de problèmes. Avec le recul de deux années, nous pouvons effectivement voir que les saisines visant des chercheurs et chercheuses en biologie sont en proportion plus nombreuses que le poids numérique de la discipline au sein du CNRS. Il serait certainement important de comprendre pourquoi. Est-ce dû à des spécificités de la discipline elle-même (autour par exemple de la nature du champ de recherche, et des questions connexes de reproductibilité) ou à de mauvaises pratiques anciennes qui n’ont pas encore été corrigées ? L’évolution des conditions d’exercice de l’activité de recherche, en particulier durant les 20 dernières années (poids des indicateurs bibliométriques, financement sur projet, stratification en équipes concurrentes, mise en exergue de l’excellence et de l’esprit de compétition, etc.), doit-elle être évoquée ici, et dans ce cas en quoi les sciences de la vie y seraient-elles plus sensibles ? Les sciences humaines et sociales semblent également assez touchées, en particulier par des signalements de plagiat (de texte et/ou d’idées).
Depuis quelques années, l’intégrité scientifique devient un enjeu majeur. La crainte pouvait exister, il y a deux ans, que nous ne soyons en train d’ouvrir une boîte de Pandore et que nous verrions alors arriver des cas supplémentaires chaque année avec une fréquence croissante. Aujourd’hui, en particulier grâce à nos actions de communication et formation, la communauté connaît bien l’existence du dispositif. Pour autant, nous restons aujourd’hui à un nombre assez régulier de nouveaux signalements. Et nous sommes encore en période d’apprentissage pour traiter au mieux les différents cas.
Quelles sont précisément les missions du référent à l’intégrité scientifique ?
R.M. : La plupart des opérateurs de recherche (organisme, université ou école) ont nommé un « référent à l’intégrité scientifique » (souvent abrégé en RIS). C’était une demande forte du Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, à la suite du rapport de Pierre Corvol2
sur l'intégrité scientifique en 2016. J’ai moi-même été nommé au CNRS le 1er août 2018 avec deux missions principales : la formation à l’intégrité scientifique au sein de l’organisme et le traitement des signalements de méconduite. On a coutume de décrire ces écarts à l’intégrité scientifique par la trilogie Fabrication/Falsification/Plagiat, à laquelle se rajoute une « zone grise » de pratiques discutables diverses (voir encadré).
Côté formation, nous essayons d’intervenir de la façon la plus large possible, en particulier lors de rencontres organisées par le CNRS (au niveau global ou par instituts), par exemple lors des journées des nouveaux entrants, des réunions de directeurs d’unité ou de délégués régionaux. Cela nous permet de décrire ce que recouvre le thème de l’intégrité scientifique, mais également les modalités mises en place au CNRS pour traiter de ces questions. Nous avons également un module de formation en cours de développement en lien avec la direction des ressources humaines.
Quels sont les enjeux pour l’organisme ?
R. M. : Un opérateur de recherche se doit d’être irréprochable sur la question des pratiques de recherche. Le CNRS a eu sa part d’affaires récentes, dont certaines ont été très commentées. Il était indispensable de proposer des actions pour prévenir le phénomène, et de mettre en place une structure pérenne pour traiter les cas en accord avec des principes partagés par tous. Rappelons qu’il y a, avec cette question de l’intégrité scientifique, un double enjeu de la confiance. Dans la communauté scientifique, si une publication ne répond pas aux standards d’une bonne pratique, les autres scientifiques ne peuvent avoir confiance en ces résultats, ce qui freine la science dans sa progression. Au-delà, le grand public aussi doit pouvoir avoir confiance en la qualité des recherches que nous effectuons : cette confiance est en particulier une condition pour que les scientifiques puissent porter une parole rationnelle et être écoutés dans les grands débats sociétaux à fort contenu scientifique, nombreux aujourd’hui.
De par sa taille, son caractère pluridisciplinaire et son implantation nationale, voire internationale, le CNRS nécessitait une organisation particulière pour remplir cette tâche. Non pas que nous ayons plus de cas proportionnellement, mais parce que je suis de ce fait plus souvent sollicité, et autour de thématiques scientifiques très diverses. Si je suis le point d’entrée unique des signalements, et procède à leur première analyse, ceux-ci sont ensuite traités, si le signalement est jugé recevable, dans le cadre de la Mission à l’intégrité scientifique (MIS) du CNRS, que j’anime. Celle-ci comprend à ce jour six personnes, dont quatre chargés de mission à temps partiel qui, par leurs compétences disciplinaires, permettent une compréhension plus fine des cas signalés. Nous espérons compléter bientôt cette Mission d’une septième personne, afin d’élargir encore les champs de compétence représentés.
Comment fonctionnent les procédures ?
R. M. : Le RIS ne peut pas s’auto-saisir, et son action ne peut être déclenchée que par la réception d’un signalement. La première étape, dite de recevabilité, concerne la pertinence de transformer ce signalement en saisine. Il faut bien sûr s’assurer que le problème signalé relève de l’intégrité scientifique, et qu’il est suffisamment documenté. Il faut également vérifier qu’au moins une des personnes (parmi les plaignants ou les personnes mises en cause) était employée par le CNRS au moment des faits : il n’est donc pas suffisant que les faits se soient produits au sein d’une UMR pour que le CNRS soit partie prenante d’une investigation. Si plusieurs opérateurs sont concernés, il faut alors prendre les contacts avec les autres RIS pour envisager une co-instruction. Enfin, il arrive parfois qu’après des premiers échanges, les auteurs de signalement conviennent de ne pas poursuivre dans la voie engagée et privilégient une solution menée localement.
Le traitement des saisines procède suivant quelques grands principes. S’il doit être transparent quant aux modalités suivies, son contenu est entièrement confidentiel. Les signalements anonymes ne sont pas acceptés, mais nous pouvons en retour garantir la confidentialité quant à l’auteur du signalement, s’il en fait la demande. Nous devons appliquer un principe de présomption d’innocence pour les personnes mises en cause. Et nous essayons d’ailleurs d’accompagner les personnes injustement accusées. Ces principes sont partagés par tous les RIS avec lesquels nous sommes souvent en co-investigation et nous essayons de faire converger les pratiques via un réseau français, le RESINT.
Une fois la saisine précisée, les personnes mises en cause sont ensuite rapidement informées et ont la possibilité de répondre à l’allégation déposée. D’une façon générale, une investigation va comporter un appel à des expertises, soit individuelles soit collectives au sein d’une commission d’enquête. À sa conclusion, un rapport est envoyé au PDG du CNRS, qui décide des éventuelles actions disciplinaires.
Au CNRS, si l’investigation montre qu’une personne a été accusée à tort, celle-ci reçoit un courrier officiel résumant le cas et le résultat. La recherche est en effet un petit milieu où tout finit par se savoir et où rétablir sa réputation est parfois difficile.
- 1Directeur de recherche au CNRS dans le domaine de la physique, Rémy Mosseri est nommé en 2012 au comité de pilotage des Assises nationale de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. En 2015, il devient membre du Collège du haut conseil de l’évaluation de la Recherche et de l’Enseignement supérieur, avant de rejoindre le comité d’éthique du CNRS en 2016. Il est nommé référent « intégrité scientifique » du CNRS en août 2018.
- 2Administrateur honoraire du Collège de France et vice-président de l'Académie des sciences, Pierre Corvol a remis au MESRI son rapport sur l'intégrité des données scientifiques le 29 juin 2016. Celui-ci comporte 16 propositions de recommandations opérationnelles.
Les écarts à l’intégrité scientifique
- Fabrication de données
Invention de toutes pièces des données d’une recherche - Falsification de données
Manipulation (modification, omission) intentionnelle de données ou de résultats. - Plagiat
Utilisation, voire appropriation, des travaux ou des idées d’un autre à son insu et sans le créditer correctement - La zone grise des pratiques discutables en recherche
Un ensemble de méconduites potentielles, par exemple autour des publications (choix et ordre des auteurs), de la poursuite des travaux issus d’une collaboration, de conflits d’intérêt divers, et d’une façon générale de ce qui contrevient aux « bonnes pratiques » d’une discipline.
Qu’attendez-vous du dispositif pour la suite ?
R. M. : Au niveau opérationnel, nous espérons mieux nous équiper, avec notamment des logiciels d’analyse d’images pour aider à l’analyse des éventuelles manipulations de figures publiées dans des articles. Mais nous aurions aussi besoin d’outils encore peu développés aujourd’hui, comme des logiciels de détection des plagiats par traduction, qui permettrait de mieux caractériser les méconduites scientifiques. Toutefois nous gardons en tête qu’il ne s’agit là que d’outils d’aide, et qu’à chaque fois, l’intervention d’un expert est requise pour caractériser l’éventuel manquement à l’intégrité scientifique et sa gravité.
Par ailleurs, je propose assez régulièrement la mise en place d’une sorte de « cahier de publication », même virtuel, en complément des cahiers d’expérimentations de certaines disciplines. Ils permettraient aux scientifiques qui s'apprêtent à déposer un article chez un éditeur d’éviter les erreurs de bonne foi, de bien s’assurer de la traçabilité de toutes les données utilisées dans les figures de l’article ou pour conclure à des résultats. La course à la publication présente des risques : une réputation scientifique met des années à se construire mais peut se trouver partiellement détruite en quelques semaines à peine.